Une bibliothèque peuplée de singes

Deux lamelles de verre qui parent la façade de la Grande bibliothèque du Québec ont éclaté ce vendredi 9 septembre … Aucun blessé. Un petit fracas, des échos dans les médias et des citoyens un peu ulcérés (voir les commentaires) :

Nouveaux bris de verre à la Grande Bibliothèque du Québec

Et pourtant, ils reviendront, à tous les jours, quelque 13 000 personnes, s’ajoutant aux 18 millions qui ont foulé le sol de la Grande Bibliothèque du Québec depuis son ouverture en 2005…

J’aime m’inventer des fictions, penser que ces éclats de verre sont induits par la présence de ces milliers de «singes» provoquant des ondes de choc par lecture intensive; par centaines de pas pressés pour ne pas rater conférences, expositions, débats; par de fulgurants speed-dating jouant de parts maudites entre rayons encombrés; par serveurs rougeoyants poussant poussifs des ressources en ligne…

Je m’égare.

Michel Serres nous avait servi sa lecture des mutations du corps, du savoir, de l’espace, de l’individu et de la jeunesse en ce début de siècle. Voir dans Le Monde du 5 mars 2011 : Éduquer au XXIe siècle

Il y jetait un regard critique sur sa génération qui n’a pas su anticiper le «le savoir et les pratiques à venir»

Face à ces mutations, sans doute convient-il d’inventer d’inimaginables nouveautés, hors les cadres désuets qui formatent encore nos conduites, nos médias, nos projets adaptés à la société du spectacle. Je vois nos institutions luire d’un éclat semblable à celui des constellations dont les astronomes nous apprirent qu’elles étaient mortes depuis longtemps déjà.

Pourquoi ces nouveautés ne sont-elles point advenues ? Je crains d’en accuser les philosophes, dont je suis, gens qui ont pour métier d’anticiper le savoir et les pratiques à venir, et qui ont, ce me semble, failli à leur tâche. Engagés dans la politique au jour le jour, ils n’entendirent pas venir le contemporain. Si j’avais eu à croquer le portrait des adultes, dont je suis, ce profil eût été moins flatteur.

Il remettait ça le 3 septembre dernier dans le Journal Libération, réclamant «l’indulgence pour les jeunes, obligés de tout réinventer dans une société bouleversée par les nouvelles technologies.» : Petite Poucette, la génération mutante.

Il y stigmatise la désuétude de nos enseignements :

A la génération précédente, un professeur de sciences à la Sorbonne transmettait presque 70% de ce qu’il avait appris sur les mêmes bancs vingt ou trente ans plus tôt. Elèves et enseignants vivaient dans le même monde. Aujourd’hui, 80% de ce qu’a appris ce professeur est obsolète. Et même pour les 20% qui restent, le professeur n’est plus indispensable, car on peut tout savoir sans sortir de chez soi ! Pour ma part, je trouve cela miraculeux. Quand j’ai un vers latin dans la tête, je tape quelques mots et tout arrive : le poème, l’Enéide, le livre IV… Imaginez le temps qu’il faudrait pour retrouver tout cela dans les livres ! Je ne mets plus les pieds en bibliothèque.

Il y pourfend aussi (mauvaise anticipation, mauvais exemple :-) ) la désuétude de nos institutions :

Un exemple : on a construit la Grande Bibliothèque au moment où l’on inventait Internet ! Ces grandes tours sur la Seine me font penser à l’observatoire qu’avaient fait construire les maharajahs à côté de Delhi, alors que Galilée, exactement à la même époque, mettait au point la lunette astronomique. Aujourd’hui, il n’y a que des singes dans l’observatoire indien. Un jour, il n’y aura plus que des singes à la Grande Bibliothèque.

Qu’en pensez-vous?

Bon dimanche!

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La photo a été prise par Bernard Fougères et est disponible ici sur le portail web de la BAnQ (Bibliothèque et archives nationales du Québec)

A propos Luc Jodoin

Effleure la surface des choses. Intérêt pour la littérature, la langue, les arts visuels, la sociologie et les enjeux sociaux. Tendance woke. Préfère Madrid à Barcelone.
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