Elle aurait dû faire bibliothécaire

aérostats

Et bien? ils ne sont pas d’accord, un point c’est tout.
Samuel Beckett, En attendant Godot

Route à la campagne, avec arbre.
Soir.
Estragon assis sur une pierre, essaie d’enlever sa chaussure […]
Entre Vladimir.
____

Estragon – Te revoilà, toi.

Vladimir – Tel qu’en moi-même.

Estragon – T’as lu l’Amélie nouveau?

Vladimir – Oui. Légèrement bouchonné.

Estragon – Je l’ai pour ma part trouvé gouleyant. J’ai retrouvé son originale petite voix.

Vladimir – Une voix de crécelle, tu veux dire?

Estragon – C’est dur ça. Elle était vraiment chouette son histoire. Un peu courte, il est vrai.

Vladimir – Invraisemblable.

Estragon – Mais c’est le but de la littérature. Tu dois apprendre à  suspendre ton incrédulité.

Vladimir – Il est vrai que dans ce cas, la fiction dépasse vraiment la réalité.

Estragon – Tu devrais te laisser aller… c’est un conte philosophique pour jeunes adultes.

Vladimir – Avec des personnages caricaturaux. Une mère qui collectionne des poteries virtuelles.

Estragon – Un clin d’œil pour se moquer de l’instagramisation du monde dans lequel nous baignons. Tout comme elle fait un gentil pied de nez aux plumitifs qui éreintent sa prose quand elle nous relate cette histoire d’un critique grec pendu haut et court pour avoir osé critiquer L’Odyssée d’Homère.

Vladimir – Elle est vraiment gonflée. Et un père cambiste qui a une merveilleuse collection de livres qu’il ne lit pas.

Estragon – Pas très original, on nous l’a fait à plusieurs reprises celle-là, je n’en disconviens pas.

Vladimir – Et didactique en plus… elle vise la promotion de la lecture avec son petit opus? Elle aurait dû faire bibliothécaire!

Estragon – Mais la trame était quand même amusante. Non?

Vladimir – Ah oui? Le déclencheur du récit était vraiment saugrenu. Un jeune qui souffre de dyslexie qui se tape Le rouge et le noir (un livre de filles) en une nuit grâce aux bons soins d’une jeune philologue engagée par son père. Dur à avaler.

Ce jeune analphabète qui met la main, par hasard, dans la bibliothèque empoussiérée de son père sur le chef d’œuvre de Radiguet, Le diable au corps.  Fort de nectar à bulles! D’autant que le jeune homme va finir par singer le personnage principal de ce roman et devenir amoureux de cette fille adjudante, de trois ans plus vieille que lui… Tout un jeu de miroirs! Elle pille simplement de grandes œuvres en suivant leur logique narrative…

Estragon – Bon, j’admets que la finale, en bain de sang, était un peu ratée.

Vladimir – Oh non! C’est une intégration conforme à la logique interne du récit.  Le jeune homme a aussi été inspiré, à des degrés divers, par la lecture profonde de L’Odyssée et de L’Iliade. Hors, on sait que les héros et les dieux grecs étaient animés par l’hubris qui menait à  des vengeances terribles et sanglantes, lesquelles ont poussé le jeune homme à passer à l’acte et à massacrer père et mère. Simple logique intra et intertextuelle. Facile, mais ça se tient.

Estragon – Autre chose à ajouter? Une liste de lecture?

Vladimir –Le diable au corps, La Princesse de…

Estragon – Ok, ça va. Perds pas ton temps. Assez causé. On y va?

Vladimir – Allons-y.

Ils ne bougent pas.

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Amélie Nothomb, Les aérostats, Paris, Albin-Michel, 2020, environ 144 pages. [édition numérique].

A propos Luc Jodoin

Effleure la surface des choses. Intérêt pour la littérature, la langue, les arts visuels, la sociologie et les enjeux sociaux. Tendance woke. Préfère Madrid à Barcelone.
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