L’ellipse temporelle de la rentrée littéraire de l’Amélie

Amélie psychopompe

Incipit du dernier roman d’Amélie Nothomb : Psychopompe. Une ellipse temporelle qui m’a plu :

Le marchand de tissus vit passer un vol de grues blanches. Émerveillé par leur beauté, il pensa qu’il rêverait de découvrir une étoffe d’une splendeur comparable à leur plumage.
De retour à sa boutique, il reçut la visite d’une cliente mystérieuse. Il s’agissait d’une jeune fille d’une beauté sans précédent. Sa longue chevelure noire était lisse, sa peau étincelait de blancheur, le bout de ses lèvres portait ce trait de rouge qui signale le haut lignage. Cette noblesse trouvait sa confirmation dans les manches de son kimono, qui traînaient jusqu’au sol. L’habit en question arborait le blanc rare des familles élevées.
La jeune fille ne semblait pas se décider pour tel ou tel achat. Le marchand proposa de l’aider. Elle finit par parler, d’une voix d’une douceur étrange :
— Épousez-moi.
Stupéfait, le marchand tenta d’en savoir plus. Qui était-elle ? Pourquoi voulait-elle l’épouser ? Elle se tut avec obstination.
Finalement, l’homme songea qu’il serait absurde de refuser une offre aussi flatteuse, et même s’il n’y comprit rien, il épousa la demoiselle.
Le mariage se déroula sans encombre. Les époux commencèrent leur vie de couple avec sérénité. Tout allait pour le mieux.

Le roman. Celui le plus achevé de Nothomb. Très personnel et tissé autour des figures de la lourdeur et de la légèreté.

Amélie Nothomb, Psychopompe, Albin-Michel, 2023.  [Édition numérique]

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Température et incipit : Volswagen Blues de Jacques Poulin [107]

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Never open a book with weather. Elmore Leonard, Ten rules for writing fictions.

Il fut réveillé par le miaulement d’un chat.

Se redressant dans son sac de couchage, il écarta le rideau qui obstruait la fenêtre arrière du minibus Volkswagen: il vit une grande fille maigre qui était vêtue d’une robe de nuit blanche et marchait pieds nus dans l’herbe en dépit du froid; un petit chat noir courait derrière elle.

Il tapota la vitre sans faire trop de bruit et le chat s’arrêta net, une patte en l’air, puis se remit à courir. Les cheveux de la fille étaient noirs comme du charbon et nattés en une longue tresse qui lui descendait au milieu du dos.

En allongeant le cou, l’homme put voir qu’elle se dirigeait vers la section du terrain de camping qui était réservée aux tentes. Il quitta son sac de couchage, mit ses jeans et un gros chandail de laine parce qu’il était frileux, puis il ouvrit tous les rideaux du vieux Volks. Le soleil se levait et il y avait des bancs de brume sur la baie de Gaspé. p. 11.

Jack Waterman, l’écrivain de ce récit, accorde aussi de l’importance à l’incipit des romans. Le début de l’extrait en question porte d’ailleurs une marque météorologique. Un rien m’amuse :

Le ciel était gris, mais il ne faisait pas froid et il y avait pas mal de gens qui se promenaient dans le Vieux-Québec. L’homme traversa le parc en diagonale, puis descendit la rue Haldimand et les pentes de la vieille ville le conduisirent à la librairie Garneau. À l’intérieur, il examina l’étalage des derniers romans parus et en ouvrit quelques-uns pour lire la première phrase, mais rien de ce qu’il lut ne lui sembla conforme à ses exigences: la première phrase, selon lui, devait toujours être une invitation à laquelle personne ne pouvait résister — une porte ouverte sur un jardin, le sourire d’une femme dans une ville étrangère. p. 36

Jacques Poulin, Volkswagen Blues, Québec Amérique, 1984, 290 p.

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Les mouches par Bernard Arcand et Serge Bouchard [31]

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[La mouche envahit toute la littérature. Où que vous posiez l’œil, vous y trouverez la mouche. Les véritables écrivains, quand ils en ont eu l’opportunité, lui ont consacré un poème, une page, un paragraphe, une ligne; Augusto Monterroso, Les mouches. Pour le contexte, voir ici

Arrêtez de râler. Vous n’aurez pas sa peau. La mouche est immortelle et n’envahit pas seulement la bonne littérature :

Vu de loin, l’être humain doit parfois avoir l’air assez fou. Quand il s’obstine à vouloir compter les étoiles à prédire l’avenir, à limiter ses envies, ou à maîtriser le vent. Imaginez qu’il existe même des gens qui poussent la démence jusqu’à vouloir se débarrasser des mouches. Des individus qui démontrent une extraordinaire patience en essayant d’attraper une mouche à la main, avant qu’elle ne prenne son envol. Des gens qui inventent des insecticides, des tapettes, des chandelles odorantes, des lampes suicidaires et des papiers collants. Et qui doivent finalement prendre conscience que la mouche est immortelle. Même le président Mao, qui disposait d’une armée de 1 milliard de tueurs de mouches, n’a jamais vraiment réussi à les exterminer.

La frustration laisse des traces qui doivent s’exprimer par les mots. Voilà pourquoi notre arme courante de lutte ne s’appelle pas épée, lance ou pistolet, mais porte plutôt le nom brutal et uni-fonctionnel : le tue-mouches. p. 126

Les auteurs épuisent la presque totalité du champ sémantique de la mouche. Le sieur Monterroso (mentionné en exergue de ce billet) aurait été fier de ses valeureux écrivains :

On compte 85 000 espèces de mouches.

Dont la mouche tsé tsé, les mouches noires, les mouches à chevreuil et les mouches à feu. Les mouches à marde ne sont pas nommées.

On peut entendre une mouche voler.

Celle du réveil est parfois achalante.

La mouche du coche l’est aussi.

On peut entendre la mouche à l’ouverture du film Il était une fois dans l’ouest de Sergio Leone.

Elles s’acharnent aussi sur les cadavres, la viande conservée à l’air libre et les prisonniers crucifiés.

Elles sont voyeuses : ses yeux ont 4000 facettes.

Ce sont des mouchards, avec leurs antennes.

Têtues, elles n’ont de cesse de buter contre un miroir, une vitre ou un pare-brise.

Les mouches frétillent parfois dans la soupe ou dans la tasse de café.

Elles sont partout : dans l’autobus, le métro, l’avion. J’ajouterais au chalet.

C’est une médiatrice entre la pourriture et la personne.

On la soupçonne de diffuser, entre autres, le choléra, la dysenterie et la typhoïde. Ce n’est pas prouvé, elle est un bouc-émissaire.

On meurt comme des mouches, on tombe aussi comme des mouches.

On ne les attire pas avec du vinaigre, croit-on.  Pourtant, il y a la mouche du vinaigre, la drosophile.

Les mouches mettaient jadis en valeur l’extrême pâleur de la beauté du visage de la femme.

Et les autres : écriture en pattes de mouche, les poids mouche (à la boxe), faire mouche,  la pêche à la mouche.

Elles font même l’amour en plein vol.

Il n’y a aucune mention des mouches dans la littérature dans cet essai.

Un peu long, ce billet. Quelle mouche m’a piqué?

Lecture recommandée par Benoît Melançon (L’oreille tendue)

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Bernard Arcand et Serge Bouchard, «Les mouches», dans Du pâté chinois, du baseball, et autres lieux communs, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1995, 210 p., p. 117-130. (chapitre 8)

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Les lourds flocons de neige de Pasternak

Philippe Didion, dans ses notules du 2 juillet 2023, sondait le style de Boris Pasternak pour décrire la neige :

Un bon romancier russe digne de ce nom se doit de savoir décrire la neige. Dans le genre, Pasternak ne se débrouille pas mal : “Les gros flocons duveteux tombaient paresseusement et s’arrêtaient tout près du sol comme s’ils hésitaient à se coucher à terre”; “À une grande distance, il semblait que les flocons se tenaient en l’air presque immobiles, qu’ils se déposaient lentement, comme les miettes, ramollies dans l’eau, dont on nourrit les poissons”; “par la porte entrouverte du wagon, on voyait filer les arbres de la gare, alourdis par de grosses plaques de neige qu’ils tendaient aux voyageurs de leurs branches raidies, comme le pain et le sel de l’hospitalité”. Mais attention, ce n’est pas un concours d’originalité, il faut aussi savoir être sobre : “On était en plein hiver. La neige tombait à gros flocons.”

Lourdeur des métaphores à mon humble avis. Le piège de l’anthropomorphisme : des flocons qui tombent paresseusement, s’arrêtent près du sol et hésitent à se coucher par terre; les arbres qui filent de la gare; les branches raidies – par des plaques de neige – tendues aux voyageurs.

Je préfère de loin la sobriété à l’originalité :“On était en plein hiver. La neige tombait à gros flocons.”

——

Le Docteur Jivago (Boris Pasternak, 1957 pour l’édition originale, Gallimard, coll. “Blanche”, 1958 pour la traduction française; 656 p.). [cité par Philippe Didion dans son infolettre du 2 juillet 2023]

 

 

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Température et incipit : « Tous nos corps » de Guéorgui Gospodinov [106]

Tous nos corps Gospodinov

Never open a book with weather. Elmore Leonard, Ten rules for writing fictions.

 

Choix d’autobiographies
Je me rappelle clairement, avec ma peau, sans y être jamais allé, le soleil brûlant dans les champs de coton infinis de la Louisiane. Je me rappelle, avec mon palais, le goût de la madeleine chez Proust et ses miettes qui nageaient dans le thé. Je me rappelle le moment où, à Macondo, on a apporté de la glace pour la première fois et où mon père m’a emmené chez le gitan Melquiadès. Je me rappelle une tempête de neige terrifiante, en hiver, et la bougie qui brûlait chez nous, la bougie brûlait… J’ai été un aviateur pendant la guerre, une petite marchande d’allumettes, un chien qui attend désespérément son maître. Parfois je gis, blessé, dans la plaine d’Austerlitz, je regarde les nuages bouger au-dessus de moi et me demande comment j’ai pu ne pas les remarquer jusque-là… J’éprouve souvent de la tristesse à cause d’une cerisaie que l’on vend. Les flâneries dans le Paris des années 1920, cette fête, me manquent. Parfois je moisis, avec ma capote mouillée, dans les tranchées d’une guerre, je fume des cigarettes courtes et fortes, d’autres fois je m’imbibe de Calvados. Ou bien je lace mes sandales et lève mon bouclier rutilant sous le soleil.

Tous nos corps, Guéorgui Gospodinov, [Édition numérique]

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Les mouches et la littérature : « Tous nos corps » par Guéorgui Gospodinov [30]

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[La mouche envahit toute la littérature. Où que vous posiez l’œil, vous y trouverez la mouche. Les véritables écrivains, quand ils en ont eu l’opportunité, lui ont consacré un poème, une page, un paragraphe, une ligne; Augusto Monterroso, Les mouches. Pour le contexte, voir ici

Je suis un collectionneur compulsif d’incipit météorologiques et de mouches présentes dans la littérature.

Ce collectionneur de Gospodinov est à la fois plus fou et plus futé que moi :

Je collectionne des histoires impossibles
Comme
L’histoire des nuages au xiie siècle.
L’histoire du désir d’être ailleurs.
L’histoire des mouches nées en 1968 (et mortes la même année).
L’histoire de la mélancolie à 6 heures du soir.
L’histoire des histoires impossibles.
Bien évidemment, ma collection est vide. Et possible à cette seule condition. »

Je vous en mets une autre pour les collectionneurs de bibliothèques : une thèque de mouche :

La bibliothèque de la mouche
À F.
Nous nous sommes installés dans des mouches et lisons, ma fille, un ami scénographe et moi, les livres de la bibliothèque de la maison. C’est ainsi qu’apparaissent : Histoire de la mouche médiévale bulgare, L’Homme et la mouche dans l’intimité, Mouche et paix (en deux tomes), À la recherche de la mouche perdue, Le Mouchoir de Foucault, Mouche d’une nuit d’été, Mouchamlet, Physique de la mouche, Mille et une mouches, Mouches et mythes de la Grèce antique…
Que d’histoires manquantes dans ce monde qui s’est construit anthropocentrique. »

Gospodinov nous raconte à la fin de son bouquin être friand de courts récits. Il apprécie, entre autres, ceux de l’auteur cité en exergue de ce billet : Augusto Monterroso. La boucle des mouches est bouclée.

Merci à mon ami JimG pour la recommandation de lecture.

Tous nos corps, Guéorgui Gospodinov, [Édition numérique]

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Les mouches et la littérature : «Le pays du passé» par Guéorgui Gospodinov [29]

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[La mouche envahit toute la littérature. Où que vous posiez l’œil, vous y trouverez la mouche. Les véritables écrivains, quand ils en ont eu l’opportunité, lui ont consacré un poème, une page, un paragraphe, une ligne; Augusto Monterroso, Les mouches. Pour le contexte, voir ici.]

 

Voici une auteur qui traduit parfaitement la pensée de Monterosso.

Les mouches, la littérature, le nationalisme, l’homo sapiens et la découverte de l’espace. Un beau programme.

Il a consacré un très long passage à la mouche.

On plane :

Tout à coup, au-dessus de moi, juste à côté du bouton d’appel, une mouche vient se poser. Une mouche dans l’avion (un ami m’avait un jour envoyé un poème qui portait ce titre-là, connaissant ma passion pour les mouches, et voici que le poème se réalisait, pour ainsi dire). J’ai un rapport particulier à cette créature qui embête beaucoup de gens, aussi sa présence dans l’avion me ravit-elle. Était-ce une mouche bulgare ? L’avion effectuait son vol de retour. Ou une mouche suisse (on peut se demander si les mouches sont acceptées en Suisse ?) qui se sera trompée de vol. Une mouche qui demeurera à jamais étrangère dans un sombre pays balkanique autoproclamé la Suisse des Balkans.

Les mouches ont-elles une nation ? Quelles sont les particularités de la mouche nationale, éprouvent-elles de l’attachement et de la nostalgie pour le pays natal, pourraient-elles développer une forme amoindrie de patriotisme ? Que se passera-t-il si nous observons le nationalisme avec le microscope de l’histoire naturelle ?

Mouche et nation, ça, c’est un sujet sérieux. Dans le cadre du temps historique ou naturel, la nation n’est qu’un grain de poussière, une part microscopique de l’horloge de l’évolution, bien moins durable que la mouche. En tout cas, la mouche a une avance temporelle cent, mille fois supérieure à l’apparition de la nation. Que serait l’Homo nationalisticus s’il pouvait être intégré à la taxonomie des créatures vivantes ?

Genre – Homo… sapiens… Je crains que, déjà à ce niveau, le nationaliste ne bondisse : comment ça, Homo, non mais, espèce de pédé ? Où est-ce que tu me mets ?

D’où sommes-nous partis ? De la mouche. Et où sommes-nous arrivés ? À l’éléphant du nationalisme.

Une mouche, s’écrie au même moment ma voisine, en nommant l’évidence, interrompant ainsi la chaîne de l’évolution qui vient d’être construite dans ma tête…

L’hôtesse de l’air s’approche à pas rapides. En quoi puis-je vous aider ?

Un passager non enregistré, dis-je, il vient de s’envoler.

Mais la mouche décrit un cercle avant de se poser au même endroit. Casse-toi de là, je lui crie en mon for intérieur, mais, d’un geste étonnamment rapide, l’hôtesse de l’air la saisit dans sa main. Est-ce qu’elles sont spécialement formées ?

S’il vous plaît, libérez-la, dit tout à coup la femme qui vient de trahir sa présence.

Moi aussi, je voudrais vous le demander, renchéris-je en me joignant à elle, elle ne fait rien de mal.

Toute la scène se déroule entre ironie et sérieux.

Est-elle avec vous, me demande l’hôtesse d’un air sévère en entrant dans le jeu. Mon Dieu, si les hôtesses de l’air, ces créatures impénétrables, font preuve de sens de l’humour, le monde n’est pas fichu.

Oui, comme animal de compagnie, je réponds. Cela ne pose pas de problème, n’est-ce pas ?

Il faut seulement qu’elle soit dans un sac ou sur les genoux de son maître, récite-t-elle. Et elle ouvre doucement la grille de ses longs doigts.

Je vous remercie d’être intervenu, me dit quelques instants plus tard ma voisine. Une femme à l’âge indéfinissable, la cinquantaine, avec des yeux bleus en amande et des taches de rousseur.

Oh, je suis un grand ami des mouches et un peu leur historien, dis-je comme en passant.

Elle sourit, se donne le temps de décider si je suis un dingo ou un homme doté d’un sens de l’humour spécial. Il me semble que, malgré tout, elle mise sur le second choix.

Je ne savais pas que les mouches avaient une histoire.

Bien plus longue que la nôtre, elles sont apparues quelques millions d’années avant l’homme.

Il est étrange de voir une mouche à cette altitude, dit-elle.

En réalité, ça ne devrait pas être étrange. Le premier être vivant envoyé dans le cosmos était justement une mouche, Drosophila melanogaster. Son nom est plus grand qu’elle. Immédiatement après la guerre, dans les missiles qui étaient alors des trophées, les V2.

Je croyais que c’était le chien Laïka.
C’est ce que tout le monde pense. En l’occurrence, il y a une forme d’injustice particulière. Avant le chien Laïka, il y a bien eu d’autres chiens, des singes, des escargots… Ils sont tous demeurés dans l’anonymat. Comme la pauvre mouche qui a été tout de même la première à se sacrifier. Mais les mouches n’ont pas de nom, là est le problème. Sans nom, on sort de l’histoire.

Et pourquoi justement une mouche, demande ma compagne de voyage.

Bonne question. Parce qu’elles sont éphémères et meurent vite. Le missile n’a volé que quelques heures, à cent kilomètres d’altitude, pile à la frontière avec le cosmos, d’ailleurs. Et il fallait un animal au cycle de vie rapide. Qui naisse, se développe, acquière une maturité sexuelle, conçoive, enfante et meure… Toutes ces qualités, on les trouve chez la simple mouche du vinaigre. Sans compter que la mort de quelques mouches est infiniment plus facile à admettre que celle d’un chien, d’un singe ou d’une vache, vous ne croyez pas ? Les gens sont très sensibles aux dimensions.

Je jette un regard circulaire, l’objet de notre conversation a eu la sagesse de se cacher. »

Le pays du passé, Gospodinov, Guéorgui. [Édition numérique]

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Les mouches et la littérature : Sur la dalle de Fred Vargas [28]

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[La mouche envahit toute la littérature. Où que vous posiez l’œil, vous y trouverez la mouche. Les véritables écrivains, quand ils en ont eu l’opportunité, lui ont consacré un poème, une page, un paragraphe, une ligne; Augusto Monterroso, Les mouches. Pour le contexte, voir ici.]

Un seul essaim de mouches dans ce polar.

La femme de Robic se souciant comme d’une guigne de ce que pouvait bien faire son mari, c’est le jardinier qui découvrit au matin, vers huit heures moins le quart, le corps de son patron couvert de sang, derrière le cellier. Il le détestait et le voir mort ne l’émut en rien. Mais cette débauche de sang le dégoûtait, des mouches tournaient déjà, il s’éloigna de quelques mètres pour appeler la gendarmerie de Combourg où on le mit en rapport avec le commissaire Adamsberg, dont les troupes fraîches de l’équipe de jour étaient déjà en route pour relayer la surveillance qui avait duré en vain toute la nuit.

Ce sont pourtant d’autres bibittes qui envahissent ce roman. J’y ai dénombré au-delà de 70 occurrences du mot «puce*». Audacieuse Fred Vargas.

Pour les intéressé·e·s,  elle zeugme assez joliment :

C’est cette commère, jacasseuse comme une oie, qui m’a également confié que, frustré par sa vie amoureuse désastreuse, il se donnait entièrement aux écoliers et aux études. Études de qui, entre autres ?

et

Au fil des années et des réussites du commissaire dans les enquêtes les plus tortueuses, sa réputation s’était affermie en même temps que les menaces contre sa vie.

Elle exhume un vieux mot, un beau :

C’est évident, dit Adamsberg, il extravague.

L’Inspecteur Adamsberg est égal à lui-même :

– Je croyais qu’on ne suivait pas cette piste.

– On la suit pour la perdre.

En prime, l’un des personnages du roman cite Talleyrand :

Tout ce qui est excessif est insignifiant, a dit Talleyrand mais dans votre cas, il semble au contraire que ce fut signifiant.

Olivier Niquet faisait de même dans son infolettre du jour :

J’ai tendance à trouver que tout ce qui est excessif est insignifiant, comme disait l’autre, mais dans ce cas-ci, ça vaut la peine d’au moins se poser des questions.

C’est un accouplement, selon un célèbre blogueur.

C’est tout pour aujourd’hui.

———-
Sur la dalle, Fred Vargas, 2023, [Édition numérique]

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La mouche d’Arthur Teboul [27]

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[La mouche envahit toute la littérature. Où que vous posiez l’œil, vous y trouverez la mouche. Les véritables écrivains, quand ils en ont eu l’opportunité, lui ont consacré un poème, une page, un paragraphe, une ligne; Augusto Monterroso, Les mouches. Pour le contexte, voir ici.]

Lors de l’émission La grande Librairie, l’écrivain et chanteur Arthur Teboul a récité un poème de son cru. Voyez cette mouche alambiquée posée sur la tartelette du jour.

[L]a poésie est à tout le monde, N’ayez pas peur de jouer. Vous risquez tout au plus d’être victime de votre imagination.

La poésie est fille de rien, de la rue ; mais fille aussi de la liberté, de la joie, du jeu, de la fraternité, du rêve.  Il faudrait un jour  chercher à comprendre pourquoi nous l’avons chassée hors de la vie de tous les jours, hors du monde. Tenue à distance. Peut-être parce qu’elle met à mal notre souci d’efficacité. Notre obsession du profit, de la rentabilité? Elle s’amuse. L’air de rien. Elle est un contre-pouvoir. Elle nous rappelle que derrière l’habitude tout est encore possible, la lumière accidentelle comme la mouche alambiquée qui se pose sur la tartelette du jour – je dis ce qui me passe par la tête, ça fait du bien, je prends l’air. Je risque une autre hypothèse : si nous tenons la poésie à distance c’est parce qu’elle réveille l’enfant qui vit encore en nous et que cela nous effraie. Elle éclaire notre part de mystère. Cette part de soi-même inconnue à soi-même. Et si on ne se laisse pas intimider par cette langue de l’enfance et de l’inconnu, le réel s’offre alors dans une profondeur réelle. Cette langue là qui éclaire un instant l’envers du monde, nous est nécessaire. Je crois dur comme fer à ce besoin profond de poésie là en chacun de nous, qui nous distingue des machines et qu’il s’agit simplement de réveiller. Ce que provoque la poésie est hors du commun, à la fois mystique et très simple, un moment de partage et de joie pure. La poésie est partout, en disant le monde autrement, elle le fait advenir autrement. Cette manière de s’emparer du réel en le disant à sa façon, à votre façon, n’est pas réservée aux pages de livres, n’est pas non plus l’usage des poètes et des lettrés, la poésie est à tout le monde, Alors, à ce jeu vous n’avez donc rien à perdre. N’ayez pas peur de jouer. Vous risquez tout au plus d’être victime de votre imagination.

L’extrait sonore se trouve ici sur Instagram.

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Les mouches dans la littérature : « Reste » d’Adeline Dieudonné [26]

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[La mouche envahit toute la littérature. Où que vous posiez l’œil, vous y trouverez la mouche. Les véritables écrivains, quand ils en ont eu l’opportunité, lui ont consacré un poème, une page, un paragraphe, une ligne; Augusto Monterroso, Les mouches. Pour le contexte, voir ici.]

Comment achever une mouche qui butine sur le cadavre refroidi de son amant.

Je l’ai vue en me réveillant. M. avait la bouche entrouverte, je ne sais pas pourquoi. Hier elle était fermée. Derrière ses lèvres sèches et noires, les taches sur ses incisives semblaient d’une blancheur irréelle. Elle se tenait là, au bord de sa bouche. Une mouche monstrueuse, noire et irisée, frottant ses pattes l’une contre l’autre. Je me suis redressée et l’ai chassée, horrifiée à l’idée qu’elle ait pu entrer, pondre je ne sais quoi. Je ne veux pas imaginer. Elle s’est envolée mais s’est immédiatement reposée sur son oreille. Je l’ai chassée encore.

Cette fois elle est allée se poser sur son bras, près de la manche de son tee-shirt. Je l’ai laissée faire, retenant ma respiration. Elle est restée là quelques secondes, indécise. Je n’avais jamais vu de mouche aussi grosse. Est-ce que dans sa communauté de mouches elle était considérée comme hors norme ? Est-ce que l’obésité ou le bodybuilding existent chez les diptères ? Est-ce que, comme nous, ils répondent à des critères sociaux étroits et arbitraires ? C’est seulement à ce moment que j’ai réalisé que l’aube était là, la nuit ne m’avait pas tuée. Mieux, la fièvre et la nausée avaient presque disparu. J’ai regardé ma cheville, violacée, toujours douloureuse, si gonflée qu’elle formait un bourrelet autour du bas de mon jean.

La mouche a fait quelques pas vers le creux du coude de M., dont la passivité avait cessé de me surprendre. Puis elle est remontée vers le tee-shirt, finalement décidée, y est entrée, impatiente. J’ai frappé, sec, fort, faisant trembler le corps de M.

J’ai soulevé la manche, elle était là, écrasée mais pas morte. Je me suis entendue rire, victorieuse, compte pas sur moi pour t’achever, connasse. »

Adeline Dieudonne, Reste, L’iconoclaste, 2023, [Édition numérique]

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