Un gars, ça ne pleure pas

J’ai lu avec un grand intérêt les articles de Léa Carrier dans la Presse+ sur la montée du masculinisme chez les jeunes au Québec.

J’ai voulu savoir ce que les chroniqueurs conservateurs et gardiens de la civilisation en déclin en pensaient.

J’ai rapidement trouvé. C’était dans une chronique de Monsieur Mathieu Bock-Côté dans le Journal de Montréal.

Le raisonnement m’a paru, soyons poli, un tantinet bancal :

Il faudra reconstruire la figure de l’homme sûr de lui, responsable, courtois, élégant, sachant retenir ses larmes, et ne croyant pas que c’est en s’épanchant publiquement qu’il sera authentique. Il faudra reconstruire la figure du gentleman, comme le propose un Hugo Jacomet, dont les conseils dépassent les exigences de l’élégance masculine, et relèvent en fait d’un plaidoyer pour la reconstruction d’une masculinité civilisée.

Je ne voudrais pas en faire une affaire personnelle, m’épancher, mais suis-je un être déconstruit? Il m’arrive parfois d’avoir le motton et de verser des torrents de larmes.

Suis-je un gentleman élégant? Je ne porte pas de complet trois pièces, rarement la cravate. J’use mes Dubuc à la corde.

Est-ce que je participe au déclin de la civilisation masculine? Angoisse existentielle.

Ça hurle aussi au sujet des quotas mis en place au sein de Québec solidaire.

Lisez simplement ce qu’en pense Elma Elkouri. C’est . Un extrait?

« Si vous pensez qu’une femme n’est pas aussi compétente qu’un homme, arrivez en 2023 SVP », a écrit sur X l’ex-porte-parole de QS Manon Massé.

Il semble malheureusement que plusieurs peinent à y arriver, coincés dans l’ascenseur social des années 1950 qui a toujours favorisé les hommes sans que personne ne crie à la discrimination ou à l’incompétence.

Bon, c’est un blogue peu ou prou littéraire. Je vous recommande fortement la lecture du roman de Faïza Guène : Un homme, ça ne pleure pas.

P.-S. Souvenir. Ça fait des lustres que les gars portent des jupes pour protester contre les directions des écoles qui exigent que les filles portent des pantalons. Ce fut le cas au début des années 80 à l’école Louis-Riel. L’école avait annulé sa directive dès le lendemain de la manifestation des garçons. Andrew Tate n’était pas né, ni le féminisme idéologique.

 

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Le délire oculaire de Renaud Camus et «Les déclinistes» d’Alain Roy.

 

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Le Grand remplacement. Le «concept» est devenu un lieu commun utilisé par un nombre grandissant de «penseurs» de l’avenir et du présent. On sait grosso modo que selon Renaud Camus la France est en péril non seulement face à  l’immigration massive à venir des musulmans, mais d’ores et déjà par leur présence sur le territoire de la douce France. Les statistiques des sociologues ont beau prouver le contraire, Camus n’en démord pas. Il suffit de se fier à son œil.

En lisant Les Déclinistes d’Alain Roy, un souvenir a refait surface du temps où je faisais mes études en sociologie. C’était au siècle précédent. Je vous mets d’abord l’extrait tiré de son livre.

[…] d’où Camus tient-il que les statistiques des sociologues seraient fausses ? Comment peut-il affirmer une telle chose sans recourir lui-même à des statistiques qui seraient plus exactes ? Évidemment, il ne le peut pas. Mais comment faire alors pour établir qu’il y a péril en la demeure, que la France sera prochainement soumise à un « changement de peuple » ? À quel instrument de mesure se fier pour obtenir un portrait plus fidèle de la situation ? C’est la seconde surprise que nous réservent les écrits remplacistes de Camus : pour estimer la composition de la population française, l’auteur s’en remet – tenez-vous bien – à son regard. Afin de connaître la démographie de leur pays, les Français n’auraient qu’à « en croire leurs yeux » . Selon la conception naïvement empiriste que défend ici l’auteur, il suffirait donc de se fier à ses perceptions oculaires pour mesurer la composition de la population générale : « Et s’il est interdit de compter et de publier des chiffres [ce qui est faux, en passant, des dérogations sont prévues pour les études que mènent des instituts nationaux à ce sujet], il ne l’est pas encore tout à fait d’en croire ses yeux et l’expérience quotidienne, bien que tout soit fait pour nous dissuader de nous en remettre à eux, et pour nous convaincre de substituer au jugement de nos sens et de notre esprit celui des seuls autorisés de parole, experts, sociologues, intellectuels organiques du pouvoir antiracistique ». »

Qu’en est-il du souvenir évoqué plus haut?  Jules Duchastel, professeur émérite au département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal, nous avait enseigné les bases de la méthode scientifique en recherche sociologique. De mémoire :

«On ne fait pas de sociologie, en regardant la foule circuler au coin de Sainte-Catherine et St-Laurent.».

Et il ajoutait, les faits ça n’existent pas, ce sont des «construits». Il avait beaucoup lu Durkheim et Bourdieu (moi aussi). S’il enseigne encore, j’en doute, il a 80 ans, il ajouterait sûrement aussi : le «gros bon sens» ça n’existe pas, non plus.

Bref, j’ajoute une catégorie «souvenirs» à mon babillard.

***

Le livre d’Alain Roy? Excellent. Il a un peu repris le contenu de ses écrits parus à l’automne 2017 dans la revue L’inconvénient, notamment pour son analyse des œuvres de Houellebecq (Soumission), d’Onfray (Décadence), de Finkielkraut (L’identité malheureuse) et de Zemmour (Le suicide français)

En ce qui concerne notre décliniste, Mathieu Bock-Côté, il se contente de critiquer son essai Le Multiculturalisme comme religion politique. Ça date. On comprend que l’on se puisse se lasser de la prose du chroniqueur du Journal de Montréal, mais j’aurais  aimé qu’il se penche sur les titres  suivants : L’Empire du politiquement correct : essai sur la respectabilité politico-médiatique et La Révolution racialiste : et autres virus idéologiques.  J’ai quand même fait ma part : Le totalitarisme et la manipulation des masses pour les nuls.

Pour un regard critique sur la pensée de Mathieu Bock-Côté, la lecture des essais suivants est fortement recommandée :

Alex Gagnon : Les déchirures : Essais sur le Québec contemporain. 

Mark Fortier : Mélancolies identitaires.

Francis Dupuy-Déri : Panique à l’université.

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Référence :

Alain Roy, Les déclinistes : ou le délire du grand remplacement. Écosociété, 2023. [Édition numérique]

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Température et incipit : Tu choisiras les montagnes. [109]

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Never open a book with weather. Elmore Leonard, Ten rules for writing fictions.

Andréane Frenette-Vallières est lauréate du Grand Prix du livre de Montréal, édition 2023.

Mona :

Je t’écris depuis une maison de vent. Je n’appartiens plus au monde. J’ai couché les herbes hautes pour me tapir sous les hirondelles. Des sternes vont et viennent dans ma tête, des idées m’obsèdent, me contraignent. Elles me contraignent car au lieu de me donner une force d’agir, elles paralysent.  Je cherche en elles une solution avec les moyens du bord : avec ma fermeture, avec ma froidure. Je suis captive.

Andréane Frenette-Vallières, Tu choisiras les montagnes, Noroît, collection Chemins de traverse, 2022. [Édition numérique]

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Les mouches, les oiseaux et Mao dans Psychopompe de L’Amélie [34]

Wharholl - Mao-minMon  ami, JimG de St-Athanase, m’a transmis le tome II de ses Mémoires. J’ai été particulièrement réjoui par sa plume lorsqu’il se penche sur le dernier livre d’Amélie Nothomb : Psychopompe. C’est connu, je collectionne les extraits où les oiseaux tombent du ciel et ceux où apparaissent des mouches. Je suis aussi attendri par les incipit où il est question du temps qu’il fait.

Alors, extraits :

La tentative d’élimination des moineaux en Chine, décrite par l’Amélie dans Psychopompe, a fortement suscité mon intérêt. Manifestement, le président Mao faisait peu de cas de la littérature. Sans les oiseaux, pas d’Amélie. Pire encore, cette campagne populaire contre les quatre nuisibles incluait l’éradication définitive des moustiques, des rats, des moineaux [qui tombaient du ciel] et de toutes les mouches de la Chine continentale. Sans les mouches plus de littérature! Ni de véritables écrivains! Cela avait lieu pendant le Grand Bond en avant. Je n’en avais pas eu conscience à l’époque, et je n’ai pas mémoire non plus que mes professeurs marxistes de l’université du prolétariat en aient fait mention. Alors je me suis dit : «Ces intellectuels organiques nous cachaient sciemment des informations capitales». «Et nous tuerons tous les oiseaux», ce serait un joli titre pour un aberrant roman écrit d’après une histoire vraie.

JimG est un curieux. Il aime aller au fond des choses. C’est un lecteur en série. Il a poursuivi sa recherche :

Mao Zedong, Grand Timonier, fait aussi preuve d’incompétence en matière de littérature, il suffit pour s’en convaincre de lire ses «Interventions sur l’art et la littérature» (mai 1942). Une oraison d’une soixantaine de feuillets, dont l’incipit n’est absolument pas météorologique [je les collectionne aussi] et dans laquelle on ne trouve même pas un asticot. On trouve toutefois des mouches dans quelques poèmes écrits par Mao au début des années 1960, notamment dans «Réponse au camarade Guo Mo-Ruo» (1963) et« Nuages d’hiver» (1963).  

Je complète le tableau en vous fournissant le passage analysé par JimG dans Psychopompe :

Mais Mao avait lancé l’une de ses grandes opérations, qui consistait à rendre l’oiseau responsable des famines et autres nuisances. Chaque Chinois devait massacrer les oiseaux qui étaient à sa portée, et même les autres. Cette action fut un succès d’autant plus considérable que celui qui brandissait, devant le commissaire du peuple, le plus de dépouilles aviaires recevait louanges et faveurs.
La Chine ne tarda pas à devenir un désert d’oiseaux. Il fallut beaucoup de temps au Grand Timonier pour remarquer les conséquences catastrophiques de cette disparition pour l’écologie et l’économie du pays. Et comment proclamer qu’il s’était trompé ?
——–

Illustration : 

Mao par Andy Wharhol. Photo prise à Vienne, le 9 avril 2023, à 16h34, au Musée Mumok.

Références :

Amélie Nothomb, Psychopompe, Albin-Michel, 2023. [Édition numérique]

JimG : Mémoires, Tome II, St-Athanase, Éditions du lecteur captif, 2023. [Édition numérique]

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La fin de la civilisation

Onfray - Le fétiche

Lecture du dernier essai de Michel Onfray : Le fétiche et la marchandise.

Ça pourrait plaire à ceux qui s’intéressent à la pensée hyperbolique, à l’exagération rhétorique et à la généralisation empirique.

Toute ressemblance avec  Testament, le dernier film de Denys Arcand,  est purement fortuite.

Un extrait de l’opus d’Onfray ? :

Les Administrateurs Mondiaux, ils existent déjà aux États-Unis et dans les pays vassalisés, dont la France dans l’Europe de Maastricht ; le système des castes et le meilleur des mondes, ces gens-là y travaillent avec des instruments qui s’avèrent autant d’armes de guerre de ce totalitarisme courtois et qui ont pour nom : européisme, politiquement correct, déconstruction, wokisme, islamo-gauchisme, créolisation, transhumanisme.

Ce qui a lieu actuellement travaille à la fin de notre civilisation, dit Huxley, il a raison.

J’admets que totalitarisme courtois est un joli oxymore, mais il l’a emprunté à Aldous Huxley.

Bref, Onfray est en bonne compagnie avec Monsieur Mathieu Bock-Côté, un autre penseur de la modernité :

Nous sombrons dans «une déconstruction des fondements anthropologiques de l’humanité.» (p. 58 ).

Mathieu Bock-Côté, L’empire du politiquement correct : essai sur la respectabilité politico-médiatique, Les Éditions du cerf, 2019, 298 p.

Michel Onfray, Le fétiche et la marchandise, Paris, Bouquins, 2023, [Édition numérique]

 

 

 

 

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Les mouches de Riopelle [33]

[La mouche envahit toute la littérature. Où que vous posiez l’œil, vous y trouverez la mouche. Les véritables écrivains, quand ils en ont eu l’opportunité, lui ont consacré un poème, une page, un paragraphe, une ligne; Augusto Monterroso, Les mouches. Pour le contexte, voir ici]

Les peintres ne craignent pas d’insérer des mouches dans leurs œuvres.

Je décrète que Riopelle est un véritable peintre.

Ma modeste contribution pour souligner son 100e anniversaire.

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Ces toiles sont toutes intitulées Autres mouches.

Ce n’est pas une mouche, mais elle a dû en avaler :

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Dans une exposition à La Maison des peuples autochtones de Mont Saint-Hilaire, vue le 8 octobre 2023. Riopelle est né le 7 octobre 1923.

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Température et incipit : La musique dans le sang de Carole Tremblay [108]

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Never open a book with weather. Elmore Leonard, Ten rules for writing fictions.

Le blanc planait dans un halo de nuages qu’on aurait dit de glace. Dans la ruelle où Bourget venait de s’engouffrer, le vent sifflait, léchant de son haleine froide la brique rouge des maisons d’Outremont. Le jeune homme releva son col. Sale pays. p. 11

Carole Tremblay, Musique dans le sang, Boréal, 1993, 294 p.

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Les mouches dans L’échiquier de Jean-Philippe Toussaint [32]

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[La mouche envahit toute la littérature. Où que vous posiez l’œil, vous y trouverez la mouche. Les véritables écrivains, quand ils en ont eu l’opportunité, lui ont consacré un poème, une page, un paragraphe, une ligne; Augusto Monterroso, Les mouches. Pour le contexte, voir ici

Admirez la pertinence de cette mouche qui se pose sur la couronne d‘un Roi. Le geste nonchalant des joueurs qui s’en suit. Un beau texte.

Assis de chaque côté de l’échiquier, une main sous le menton ou la tête dans les mains, nous réfléchissions pendant des heures en silence. Une mouche, parfois, venait se poser sur la couronne d’un Roi, et nous l’écartions nonchalamment, d’un revers ralenti de la main, tout en continuant à réfléchir.

Et cette mère, fine mouche (1) en matière de littérature et d’avenir pour son fils.

Ces déjeuners  sont pour elle [la mère du narrateur] comme les différents chapitres d’un livre immatériel qu’elle composerait en notre compagnie en égrenant ses souvenirs au fil des hasards et des détours de la conversation. Peut-être même, fine mouche comme elle est, imagine-t-elle que, plus tard, je pourrais faire un usage littéraire de ces évocations.

Je ne suis pas surpris que ce récit (sans incipit météorologique) ait été sélectionné comme finaliste du Prix Goncourt. Le roman de Kevin Lambert – Que notre joie demeure –  l’a aussi été (sans mouche), mais avec un incipit digne des véritables écrivains.

À suivre. Pour ceux qui courent les concours.

Une dernière considération à propos de L’Échiquier. Toussaint pense que la littérature n’a pas pour but de raconter des histoires. Ils nous en racontent plusieurs qui sont étalées sur chacune des 64 cases du jeu. En prime, nous avons comme dans ses livres précédents une appréciation du temps qui passe, de la durée. À lire. Un livre écrit dans l’urgence et la patience. Son meilleur.

P.-S. J’ai pardonné à Toussaint son utilisation du mot crosse pour désigner un bâton de hockey et celui de palet au lieu de «la puck» (la rondelle pour les puristes). Et encore, peut-on dribbler au hockey? Des détails au vu de l’extrait suivant qui est plutôt réussi et truculent :

Je garde un souvenir ému de ce grand appartement berlinois où nous avons passé près de deux ans, murs blancs et meubles fonctionnels, fauteuils Bauhaus, lampes métalliques, sans compter le parquet lisse du salon qui, encore aujourd’hui, me fait irrésistiblement revenir en mémoire les homériques parties de hockey sur glace que je jouais là avec mon fils. Il fallait voir les boulettes qu’il m’envoyait, « petit Jean », avec la mini crosse de hockey que je lui avais achetée, la soulevant jusqu’à l’épaule pour armer son tir et propulser de toutes ses forces dans les airs le petit cube de Lego léger dont nous nous servions comme palet, tandis que, les genoux fléchis, je me tenais un peu gauchement dans les buts, ou, au contraire, quand lui-même, coiffé d’un casque de moto intégral et muni de gants de boxe qu’il avait reçus pour son anniversaire, il défendait ses buts contre mes assauts zigzagants de Tchèque improvisé, quand, en pantalon de flanelle et en chaussettes grises, je patinais librement dans le salon de notre appartement, protégeant la rondelle sous ma crosse, les yeux à l’affût de la moindre ouverture dans la défense adverse, avant de slalomer soudain devant le gardien pour le dribbler et glisser le palet au fond de sa cage d’un dernier revers imparable de la crosse, en évitant l’ultime assaut de tout le corps de ce petit garçon de quatre ans qui se jetait dans mes jambes avec la fougue généreuse dont sa mère faisait généralement preuve pour se jeter dans mes bras.

  1. Sauf distraction de ma part, cette expression n’a pas été relevée par Gabriel Arcand et Serge Bouchard dans leur texte consacré aux mouches.

Jean-Philippe Toussaint, L’échiquier, Éditions de Minuit, 2023. [Édition numérique]

 

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L’ellipse temporelle de la rentrée littéraire de l’Amélie

Amélie psychopompe

Incipit du dernier roman d’Amélie Nothomb : Psychopompe. Une ellipse temporelle qui m’a plu :

Le marchand de tissus vit passer un vol de grues blanches. Émerveillé par leur beauté, il pensa qu’il rêverait de découvrir une étoffe d’une splendeur comparable à leur plumage.
De retour à sa boutique, il reçut la visite d’une cliente mystérieuse. Il s’agissait d’une jeune fille d’une beauté sans précédent. Sa longue chevelure noire était lisse, sa peau étincelait de blancheur, le bout de ses lèvres portait ce trait de rouge qui signale le haut lignage. Cette noblesse trouvait sa confirmation dans les manches de son kimono, qui traînaient jusqu’au sol. L’habit en question arborait le blanc rare des familles élevées.
La jeune fille ne semblait pas se décider pour tel ou tel achat. Le marchand proposa de l’aider. Elle finit par parler, d’une voix d’une douceur étrange :
— Épousez-moi.
Stupéfait, le marchand tenta d’en savoir plus. Qui était-elle ? Pourquoi voulait-elle l’épouser ? Elle se tut avec obstination.
Finalement, l’homme songea qu’il serait absurde de refuser une offre aussi flatteuse, et même s’il n’y comprit rien, il épousa la demoiselle.
Le mariage se déroula sans encombre. Les époux commencèrent leur vie de couple avec sérénité. Tout allait pour le mieux.

Le roman. Celui le plus achevé de Nothomb. Très personnel et tissé autour des figures de la lourdeur et de la légèreté.

Amélie Nothomb, Psychopompe, Albin-Michel, 2023.  [Édition numérique]

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Température et incipit : Volswagen Blues de Jacques Poulin [107]

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Never open a book with weather. Elmore Leonard, Ten rules for writing fictions.

Il fut réveillé par le miaulement d’un chat.

Se redressant dans son sac de couchage, il écarta le rideau qui obstruait la fenêtre arrière du minibus Volkswagen: il vit une grande fille maigre qui était vêtue d’une robe de nuit blanche et marchait pieds nus dans l’herbe en dépit du froid; un petit chat noir courait derrière elle.

Il tapota la vitre sans faire trop de bruit et le chat s’arrêta net, une patte en l’air, puis se remit à courir. Les cheveux de la fille étaient noirs comme du charbon et nattés en une longue tresse qui lui descendait au milieu du dos.

En allongeant le cou, l’homme put voir qu’elle se dirigeait vers la section du terrain de camping qui était réservée aux tentes. Il quitta son sac de couchage, mit ses jeans et un gros chandail de laine parce qu’il était frileux, puis il ouvrit tous les rideaux du vieux Volks. Le soleil se levait et il y avait des bancs de brume sur la baie de Gaspé. p. 11.

Jack Waterman, l’écrivain de ce récit, accorde aussi de l’importance à l’incipit des romans. Le début de l’extrait en question porte d’ailleurs une marque météorologique. Un rien m’amuse :

Le ciel était gris, mais il ne faisait pas froid et il y avait pas mal de gens qui se promenaient dans le Vieux-Québec. L’homme traversa le parc en diagonale, puis descendit la rue Haldimand et les pentes de la vieille ville le conduisirent à la librairie Garneau. À l’intérieur, il examina l’étalage des derniers romans parus et en ouvrit quelques-uns pour lire la première phrase, mais rien de ce qu’il lut ne lui sembla conforme à ses exigences: la première phrase, selon lui, devait toujours être une invitation à laquelle personne ne pouvait résister — une porte ouverte sur un jardin, le sourire d’une femme dans une ville étrangère. p. 36

Jacques Poulin, Volkswagen Blues, Québec Amérique, 1984, 290 p.

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