Les chaises de Palma sur l’île de Majorque

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Une chaise de Juan Miró.

J’ai reçu un mandat du Front de libération des chaises (FLC) pour analyser le mode d’être des chaises à Palma, sur l’île de Majorque, dans les Baléares, en Espagne.

Elles jouissent d’une relative liberté malgré leur aliénation. Elles vivent l’expérience de la réification dans des activités variées et arrivent tant bien que mal à s’exprimer à travers les oeuvres de peintres et de sculpteurs.

Illustrons.

27 janvier 2025

À mon arrivée à Palma, un froid de canard sévissait. Aucune terrasse ouverte. Les chaises, empilées les unes sur les autres, semblaient murmurer : l’enfer, c’est les autres.

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Visite au musée d’art contemporain : Casal Soleric.

Sa facade.

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Utilitaire.

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Yo lo vi de Pepe Miralles et Isabel Tejeda.

28 janvier 2025

Lotja de Palma

Ces chaises sont orientées dans la mauvaise direction. Elles ratent le spectacle sur leur gauche.

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Le spectacle : une oeuvre de Jaume Plensa.

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La Fondation Pilar et Juan Miró

Encore empilées devant une murale de Juan Miró.

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L’atelier de Juan Miró.

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29 janvier 2025

Musée d’art moderne de Palma.

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Jupiter par Guido Dettoni.

Fondation Juan March.

Une chaise-lit. Remarquez la distance entre les 2 individus dans cette salle de séjour.

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Guillermo Pérez Villalta. La estancia.

À ne pas confondre avec des chaises de plage. Remarquez la proximité tant physique qu’idéologique entre les deux baigneurs.

Riviera Gaza

Une peinture du collectif Equipo cronica : La salita / Le salon. Un pastiche de l’oeuvre de Diego Velásquez : Las Meninas / Les Ménines. Je vous la mets, à des fins pédagogiques.

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Le pastiche.

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Les peintres du collectif Equipo Crónica étaient engagés politiquement, adoptant une posture anti-franquiste. Des précurseurs du FLC. Dans leur œuvre, le tableau sur lequel Velázquez peignait Philippe IV d’Espagne et Mariana d’Autriche a disparu, remplacé par une plante verte. Leur reflet dans le miroir s’efface également, laissant place à une toile représentant deux chevaux. Une approche résolument iconoclaste, bouleversant les codes de la tradition politique et picturale.

Les chaises ? Dans la pièce du fond, le chambellan du roi, José Nieto Velázquez, a lui aussi disparu, remplacé par deux fauteuils, accentuant ainsi le détournement et la réinterprétation de la scène originale.

Pour conclure. Edourdo Chilida, Proyecto para el Arco de la Libertad / Projet pour l’arc de la liberté [des chaises].
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« Un avenir radieux » de Pierre Lemaitre : l’incipit [121] et la mouche [46]

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Never open a book with weather. Elmore Leonard, Ten rules for writing fiction.

La mouche envahit toute la littérature. Où que vous posiez l’œil, vous y trouverez la mouche. Les véritables écrivains, quand ils en ont eu l’opportunité, lui ont consacré un poème, une page, un paragraphe, une ligne; Augusto Monterroso, Les mouches. Pour le contexte, voir ici.

Il est fort ce Lemaitre. Son incipit mêle des images qui m’ont ravi : des mouches qui bourdonnent, des feuilles de marronniers frémissantes sous la brise (la météo), un vilain chien, pas mouillé, et une oreille tendue, prête à capter le moindre son. Il ne manquait plus qu’une chaise pour le FLC, et c’était la perfection, le renversement, le coup de circuit.

Colette observa la ferme un long moment, comme si un danger la guettait qu’elle ne discernait pas. Le danger était devant, elle le savait mais elle jeta tout de même un regard inquiet de l’autre côté, tendit l’oreille. La campagne bourdonnait de mouches, les feuilles des marronniers frémissaient par vagues. Le plus bruyant, c’était son cœur qui cognait à tout rompre, le sang lui battait les tempes. Elle tressaillit soudain. Le chien avait dû la sentir parce qu’il se mit à aboyer furieusement. Un sale molosse, large comme un veau, aux dents brillantes, qui se sauvait facilement, attaquait sans raison, des gens s’étaient fait mordre. Depuis que les gendarmes étaient venus, Macagne le tenait attaché dans la journée, il n’y avait que lui à pouvoir l’approcher.

En prime, une variation sur le sourire.

Le plus discret d’entre eux était Gilbert Cardinaud, petit homme insignifiant, fluet et poupin qui couvrait son crâne lisse d’une unique mèche de cheveux épars, être étrange qui parlait peu mais offrait en permanence des sourires très fins, très décoratifs. C’était son langage, il avait des sourires pour toutes les occasions, pour saluer, pour remercier, pour approuver, pour refuser, moyennant quoi on n’entendait quasiment jamais le son de sa voix. Pour le moment il assistait au relâchement des membres de la délégation avec le petit sourire bonasse et inoffensif qu’il destinait aux enfants qui s’amusent, aux amoureux qui s’embrassent et aux pauvres qui remercient.

Vais-je oser sortir du cadre ? Oui. C’était, le 2 février 2025, dans Les notules dominicales de culture domestique de Philippe Didion. Une autre série de variations sur un geste aussi simple que celui de manger ou de croûter.

Dans ma vie, j’ai déjà mangé, déjeuné, dîné, soupé, comme toute le monde, je me suis sustenté, nourri, alimenté voire empiffré, j’ai déjà becté, croûté, jaffé sans oublier de grailler, il m’est arrivé de picorer et de grignoter, plus souvent je m’en suis mis plein la boîte à ragoût, plein la lampe ou plein le cornet au risque de me faire péter la sous-ventrière, j’ai déjà fait bombance ou ripaille, j’ai déjà gueuletonné, festoyé et réveillonné mais mais mais, et ce à mon grand dam, je n’ai jamais banqueté. Le banquet joue pour moi le rôle du nombril des femmes d’agents de police dans la chanson de Brassens. Autant dire que j’ai bondi à une belle hauteur quand j’ai reçu l’invitation à participer aujourd’hui à un banquet qui se tient au Wepler, place Clichy, à Paris (Seine).

P.-S.-1 À des fins purement statistiques, il convient de signaler que le mot « mouche » apparaît à 3 reprises et le mot « chaise » 26 fois dans le roman de Pierre Lemaitre.

P.-S.-2 À des fins purement esthétiques, et pour une autre variation, sur le nombril, cette fois-ci, on peut écouter Le nombril des femmes d’agents de Brassens évoqué par Philippe Didion dans sa notule.

Didion, Phillipe, Les notules dominicales de culture domestique, 2 février 2025

Lemaitre, Pierre, Un avenir radieux, Paris, Calman-Levy, 2025, 593 pages. [édition numérique]

 

 

 

 

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Les mots, les mouches et l’art du classement [45]

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La mouche envahit toute la littérature. Où que vous posiez l’œil, vous y trouverez la mouche. Les véritables écrivains, quand ils en ont eu l’opportunité, lui ont consacré un poème, une page, un paragraphe, une ligne; Augusto Monterroso, Les mouches. Pour le contexte, voir ici.

Lecture de jeunesse : lire Michel Foucault exigeait à la fois du courage, de la curiosité, de la patience et de la culture philosophique. Autant dire que je ne remplissais pas toutes les conditions. Les mots et les choses, une thèse inspirée par Jorge Luis Borges autour du Même et de l’Autre et de ce qui de loin semblent des mouches. Tout cela promettait pourtant d’être à la fois captivant, amusant et déroutant.

Ce livre a son lieu de naissance dans un texte de Borges. Dans le rire qui secoue à sa lecture toutes les familiarités de la pensée – de la nôtre : de celle qui a notre âge et notre géographie –, ébranlant toutes les surfaces ordonnées et tous les plans qui assagissent pour nous le foisonnement des êtres, faisant vaciller et inquiétant pour longtemps notre pratique millénaire du Même et de l’Autre. Ce texte cite « une certaine encyclopédie chinoise » où il est écrit que « les animaux se divisent en : a) appartenant à l’Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, 1) et cætera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches ». p. 7

J’ai abordé l’art du classement dans le passé. Ça se trouve ici (Oscar Lalo et autres) et  (Pierre Roberge).

Michel Foucault, Les mots et les choses : une archéologie des sciences humaines, Bibliothèque des sciences humaines, NRF, Gallimard, 1966. 400 p.

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Incipit météo dans « Les corrections » de Jonathan Franzen [121]

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Never open a book with weather. Elmore Leonard, Ten rules for writing fiction.

Ai-je lu ce livre ? Bien sûr. Cette collection ne rassemble que des ouvrages que j’ai lus. Quand, donc ? En décembre 2011. En 2011, on était bien. Barack Obama était président des États-Unis.

À l’époque, je ne m’intéressais pas encore aux incipit météo. J’avais pourtant glissé un zeugme à L’Oreille tendue. Luc Séguin vient de raviver le souvenir de ce bel incipit.

La folie d’un front froid balayant la Prairie en automne. On le sentait : quelque chose de terrible allait se produire. Le soleil bas sur l’horizon, une lumière voilée, une étoile fatiguée. Rafale sur rafale de dislocation. Bruissements d’arbres, températures en baisse, toute la religion septentrionale des choses touchant à son terme. Nul enfant dans les cours ici. Ombres et lumières sur le zoysia jaunissant. Chênes rouvres, chênes des teinturiers et chênes blancs des marais faisaient pleuvoir des glands sur des maisons libres d’hypothèque. Des doubles fenêtres vibraient devant des chambres vides. Et le bourdonnement et les hoquets d’un sèche-linge, l’assertion nasillarde d’un souffleur à feuilles mortes, le pourrissement de pommes du jardin dans un sac en papier, les relents du gasoil avec lequel Alfred Lambert avait nettoyé le pinceau après avoir repeint la causeuse en osier dans la matinée.

Le zeugme, vous le voulez ? Les zeugmes, plutôt, dans une seule phrase, en français et dans son texte original.

Les hommes étaient de tailles et de formes diverses, mais les femmes étaient invariablement minces et âgées de 36 ans; beaucoup étaient à la fois minces et enceintes.

The men came in various shapes and sizes, but all the women were slim and thirty-six; many were both slim and pregnant.

Jonathan Franzen, les Corrections, Paris, Éditions de l’Olivier, coll. «Littérature étrangère», 2002, 720 p. Traduction de Rémy Lambrechts. Édition originale : 2001.

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Incipit météo dans « Baignades » d’Andrée A. Michaud [120]

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Never open a book with weather. Elmore Leonard, Ten rules for writing fiction.

Ils avaient laissé la petite se baigner nue. Cinq ans. Ils n’y voyaient pas de mal. Le soleil tapait dur, le mercure atteignait les vingt-huit degrés et la plupart des campeurs faisaient la sieste sous les arbres et les auvents. Puis le propriétaire de la place avait surgi, une masse de muscles aux bras tatoués, pour leur dire qu’on ne voulait pas de ça ici, pas de nudité, vous avez pas honte, vous habillez cette enfant immédiatement ou vous décampez.

(Huit occurrences du mot mouche et quatorze du mot chaise)

Andrée, A. Michaud, Baignades, Québec-Amérique, 2024. [Édition numérique]

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Avis

Madrid

Le FLC m’a confié une mission: aller à la rencontre des sympathisants de la Cause libératrice à Palma, Madrid, Prague, Menorque et Zanzibar.

Mes publications se feront plus rares au cours des prochains mois, mais j’essaierai de vous envoyer des cartes postales, si vous êtes sages et résistants.

Bonne investiture de Zuck, Musk et Bezos !

Courage!

¡Hasta proximo!

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Incipit météo dans « C’est ton carnage, Simone » de Chloë Rolland [119]

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Never open a book with weather. Elmore Leonard, Ten rules for writing fiction.

Béatrice tient une carte postale. Le Vieux-Port, 17 avril 1886, une inondation monstre à la suite d’embâcles sur la rivière des Outaouais. Les glaces fondent, se déversent dans le fleuve qui sort de son lit et envahit Montréal jusqu’à la gare Bonaventure, jusqu’au Square Victoria. Sur la photo d’époque, on voit des gondoles, des hommes en complet sur des radeaux de fortune, traversant le square Chaboillez devenu canal, à l’entrée de Griffintown. Tous regardent l’objectif, on imagine une accalmie momentanée dans le brouhaha de panique. Un silence. Une trêve.

(Cinq chaises, aucune mouche).

Chloë Rolland,  C’est ton carnage, Simone. Roman, Montréal, Del Busso éditeur, 2024, 181 p. [Édition numérique]

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Incipit météo dans 街とその不確かな壁 de Haruki Murakami [118]

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Never open a book with weather. Elmore Leonard, Ten rules for writing fiction.

Le 4 avril 2024, JimG, traducteur émérite à la retraite, Dulcinée (ma dulcinée !) et moi avons uni nos efforts pour produire une traduction française de l’incipit espagnol de La cité aux murs incertains de Haruki Murakami. C’est ici.

Un exercice aussi périlleux qu’absurde : traduire un texte japonais en passant par l’espagnol comme langue intermédiaire. Milan Kundera en a fait les frais, plusieurs de ses romans ayant subi ce type de traduction indirecte, produisant des versions éloignées de ses textes originaux. Cette pratique de la traduction-relais peut mener à des contresens majeurs et à des pertes de sens significatives. Kundera relate, dans L’art du roman, une traduction dans laquelle une charge érotique (être bandé) est diluée en simple émotion (être ému). Un glissement sémantique qui inhibe l’élan libidinal de l’auteur.

Comme la traduction française est disponible depuis le 3 janvier 2025, que les traductions italiennes et anglaises le sont aussi, notre équipe a profité de l’occasion pour rédiger une analyse sociolinguistique comparative de ces différents incipit, en étant bien conscients des limites de cet exercice.

Le corpus

La traduction française par Hélène Morita et Tomoko Oono :

C’EST TOI qui m’as parlé de la Cité.

Ce soir d’été, respirant les effluves de l’herbe tendre, nous avons marché vers l’amont de la rivière. Nous avons traversé une succession de gradins formant de petites cascades, et nous nous sommes arrêtés de temps en temps pour observer des poissons argentés, filiformes, qui nageaient dans les nappes d’eau. Nous étions tous deux pieds nus depuis un bon moment. L’eau claire lavait et rafraîchissait nos chevilles, le sable fin de la rivière nous enveloppait les pieds, comme un nuage doux dans un rêve. J’avais dix-sept ans, toi, un an de moins. (99 mots)

La traduction espagnole de Juan Francisco González :

Fuiste tú quien me habló de aquella ciudad.

Aquella tarde de verano remontábamos el curso del río envueltos en el dulce aroma de las plantas, íbamos sorteando tímidos diques y deteniéndonos de vez en cuando a contemplar los pececillos plateados que nadaban en los remansos, hasta que nos descalzamos por fin y dejamos que la cristalina corriente de agua lamiera nuestros tobillos y nuestros pies se hundieran en la fina arenilla del fondo como en las blandas nubes de un sueño. Yo tenía diecisiete y tú apenas dieciséis. (88 mots)

La traduction française de Dulcinée :

C’est toi qui m’avais parlé de la Cité.

Cet après-midi d’été, nous remontions le cours de la rivière, enveloppés par le doux arôme des plantes, nous évitions des digues timides et nous nous arrêtions parfois pour contempler les petits poissons argentés qui nageaient dans les bassins, puis nous nous déchaussions et nous laissions le courant d’eau cristallin nous lécher les chevilles, et nos pieds s’enfonçaient dans le sable fin du fond, comme dans les nuages légers d’un rêve. J’avais dix-sept ans et toi à peine seize. (87 mots)

La traduction anglaise de Philip Gabriel :

YOU WERE THE ONE who told me about the town.

On that summer evening we were heading up the river, the sweet fragrance of grass wafting over us. We passed over several little weirs that held back the flowing sand, stopping from time to time to gaze at the delicate silvery fish wriggling in the pools. We had both been barefoot for a while. The cold water washed over our ankles, while the fine sand at the bottom of the river enveloped our feet like the soft clouds in a dream. I was seventeen, and you were a year younger. (100 mots)

La traduction italienne d’Antonietta Pastore :

SEI TU CHE mi hai fatto scoprire la città.

Una sera di quell’estate, risalivamo il corso del fiume pervaso dalla fragranza dell’erba. Ogni tanto superavamo piccole cascate, fermandoci a guardare i pesciolini argentati che vi guizzavano. Avevamo tolto le scarpe già da un po’. L’acqua fredda ci gelava le caviglie mentre i nostri piedi sprofondavano nella sabbia fine dell’alveo, soffice come una nuvola in un sogno. Tu avevi un anno meno di me. (73 mots)

L’original :

きみがぼくにその街を教えてくれた。
その夏の夕方、ぼくらは甘い草の匂いを嗅ぎながら、川を上流へと遡っていった。流砂止めの小さな滝を何度か越え、時折立ち止まって、溜まりを泳ぐ細い銀色の魚たちを眺めた。二人ともしばらく前から裸足になっていた。澄んだ水がひやりと踝を洗い、川底の細かい砂地が二人の足を包んだ──夢の中の柔らかな雲のように。ぼくは十七歳で、きみはひとつ年下だった。(184 morphèmes)

Nos constats 

Nos conclusions sont sujettes à cautions et à une révision par les pairs.

φφφ

L’Espagnol Juan Francisco González a mis environ treize mois pour réaliser la traduction de son pavé de 550 pages. Il remporte la palme de l’efficience et de l’efficacité.

À propos de la somme de travail consacrée à cette traduction, voici ce qu’Hélène Morita a révélé dans une entrevue à l’AFP : « J’y ai travaillé plus d’un an et demi, notamment en collaboration avec une amie japonaise qui habite en France, ce que je ne fais pas toujours. Pour les livres les plus longs, c’est bien d’avoir quelqu’un avec qui dialoguer. Parce c’est un peu une montagne. »

Nous lui attribuons le Grand Prix de la sagesse et de la détermination.

φφφ

On affirme parfois que la langue anglaise avec sa structure syntaxique et son style de rédaction directe est plus concise que la langue française qui tend à privilégier des constructions de phrases plus longues. Notre échantillon ne nous permet pas de confirmer  l’exactitude de cette hypothèse.

Nous pouvons cependant affirmer que l’Anglais a été le plus prolixe (100 mots) pour la traduction de l’incipit.

Les mauvaises langues diront que les Américains sont plus vénaux et qu’il a gonflé artificiellement son nombre de mots en prévision du moment où il passera à la caisse.

C’est l’Italienne Antonietta Pastore qui remporte le Grand Prix de la concision. Elle n’a eu besoin que de 73 mots pour la traduction de l’incipit. Elle a cependant usé de subterfuges. Par exemple, elle ne signale pas l’âge du héros dans son texte. Une omission coupable selon notre traducteur à la retraite.

Et pourtant, dans les versions anglaise et française, les deux jeunes gens vont pieds nus sans qu’il soit dit qu’ils se déchaussent. Une précision que l’on retrouve en espagnol et en italien. Elle est forte, cette Antonietta. Forte d’avoir pu caser l’enlèvement des souliers dans son texte compact.

Il convient de préciser que la version originale compte 1 200 pages, soit le double du volume des traductions dans d’autres langues. Un véritable exploit de condensation réalisé par ces travailleur·e·s  du texte.

φφφ

Nuage·s

Dans cet extrait, Dulcinée adopte un style plus aérien qu’Hélène Dorita : comme dans les nuages légers d’un rêve se distingue de l’approche française, comme un nuage doux dans un rêve. Dans ce contexte, nous préférons aussi la légèreté à la douceur. Notre franco-espagnole n’a pas exprimé d’avis sur cette évaluation. Un silence modeste qui l’honore.

C’est une question de goût et sans aucun doute de connivence.

Le véritable enjeu, la question cruciale, pour notre analyse, réside ailleurs.

Le rêve de l’incipit japonais contient-il un ou plusieurs nuages ?

Examinons le corpus pour dégager des tendances.

  • Un seul nuage dans les deux versions françaises, ainsi que dans la version italienne;
  • Plusieurs nuages dans les versions anglaise et espagnole.

Ce désordre linguistique a retenu notre attention.

Qu’en est-il du texte japonais ? Nous avons dû exercer de profondes recherches.

Selon Hélène Morita, Murakami se traduisait jadis du japonais vers l’anglais pour ensuite retraduire cette traduction vers le japonais. Pouvons-nous en déduire que la traduction anglaise aurait eu son aval pour l’administration du pluriel au nuage ?

Un petit doute nous a étreints. Nous avons donc mis à contribution les robots traducteurs du commerce pour tenter d’obtenir un autre éclairage.

Google Translate

les nuages sont gris -} 雲は灰色です – Kumo wa haiirodesu

le nuage est gris -}   雲は灰色です – Kumo wa haiirodesu

Deepl

les nuages sont gris -} 雲は灰色

le nuage est gris  -}      雲は灰色

Similitude parfaite et distincte selon l’engin traducteur. Il y aurait invariabilité des noms en japonais ?

Sachant l’imperfectibilité de ces robots intelligents, nous avons fourragé dans les profondeurs de l’Infosphère et avons découvert que la majorité des noms japonais sont invariables.

    • 猫 (neko) peut signifier « un chat » ou « des chats ».
    • 本 (hon) peut signifier « un livre » ou « des livres ».

Si ça vous intéresse, c’est par .

CQFD ?

Nous reconnaissons que ces traducteurs et traductrices ont pleinement le droit d’exercer leur licence poétique, tout en respectant l’esprit de l’œuvre originale. C’est réussi.

Nous nous garderons d’étendre cette analyse à l’intégralité du roman, de crainte de nous égarer dans ce labyrinthe linguistique et d’y perdre notre latin. Notre exploration, bien que parcellaire, suffit à mettre en lumière les enjeux majeurs mis en perspective dans l’incipit de cette œuvre.

En guise de conclusion, rendons hommage à l’audace et à la créativité de ces interprètes qui, confronté·e·s à la complexité du texte, ont su manier avec finesse leur liberté créatrice. Leurs choix de traduction, loin d’être de simples compromis techniques, témoignent d’une véritable réinvention poétique fidèle à l’œuvre originale.

Para servir!  /  サーブする

______________________

Haruki Murakami, 街とその不確かな壁 / Machi to sono futashikana kabe, Shinchosha, le 13 avril 2023.

Haruki Murakami, La cité aux murs incertains, Traduit par Hélène Morita et Tomoko Oono. Belfond, 3 janvier 2025.

Haruki Murakami, La ciudad y sus muros inciertos,  Traduit par  Juan Francisco González Sánchez. Tusquets Editores S.A, 13 mars 2024.

Haruki Murakami, La città e le sue mura incerte, Traduit pas Antonietta Pastore, Giulio Einaudi editore, octobre 2024.

Haruki Murakami, The City and its Uncertain Walls: A novel, traduit par James Philip Gabriel, Penguin Random House. 20 avril 2024.

Les lecteurs curieux peuvent aller feuilleter les premières pages des ouvrages cités.

Sur le site de la Fnac :

Version anglaise

Version italienne

Version espagnole

Version française

Sur le site Book Walker du KADOKAWA Group.

Version japonaise

 

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Incipit météo dans La montagne magique de Thomas Mann [117]

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Never open a book with weather. Elmore Leonard, Ten rules for writing fiction.

Lecture de jeunesse. Ce roman mérite sa place dans ce panthéon.

Un jeune homme simple quitta sa ville natale de Hambourg, au plus fort de l’été, pour se rendre à Davos, dans le canton des Grisons. Il partait pour trois semaines, en visite.

Or, de Hambourg jusque là-haut, le voyage est long et, à vrai dire, il l’est même trop, pour un séjour si bref. En passant par les provinces les plus diverses, par monts et par vaux, il faut descendre du plateau bavarois jusqu’aux rives du lac de Constance, la « mer souabe », et naviguer sur ses vagues bondissantes en traversant des abîmes qui, jadis, passaient pour insondables.

À partir de là, après une ample progression en ligne droite, le voyage se fractionne, comporte des arrêts et des complications. Une fois sur le territoire suisse, à Rorschach, on a encore recours au chemin de fer, lequel ne vous emmène qu’à la petite station alpestre de Landquart, où l’on est obligé de changer de train. Après une attente prolongée dans un endroit venteux qui n’a rien d’attrayant, on monte dans une automotrice et, au moment où l’engin, malgré sa petitesse, se met en marche avec une force de traction bel et bien exceptionnelle, débute la partie proprement aventureuse du trajet, une ascension raide et ardue, à n’en plus finir. Car, si la station de Landquart est encore située à une altitude relativement modérée, ensuite, trêve de plaisanterie, on gravit une route rocheuse, sauvage et encaissée, vers la haute montagne.

Je ne l’avais pas remarqué lors de ma lecture, mais ce pavé de 782 pages se montre étonnamment économe en ce qui concerne les mouches : une seule apparition, discrète mais empreinte d’humour noir

Il avait des pneus en caoutchouc, disait Salzmann, pour que ses morts ne l’entendent pas – et Kafka, pour sa part, prétendait que Salzmann forçait ses patients à faire de joyeuses libations visant également à allonger leur note, si bien qu’ils mouraient comme des mouches, non de phtisie, mais d’une cirrhose du foie…

En revanche, les occurrences du mot chaise foisonnent. La faction littéraire du FLC sera ravie d’apprendre qu’on en dénombre une centaine, tant au singulier qu’au pluriel.

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, 2016, 782 pages [édition numérique]

 

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Une anaphore et des yeux de mouches dans des scénarios catastrophes [44]

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Un recueil de poésie d’une indéniable excellence, et qui reste fermement ancré au ras du corps et des pâquerettes. N’espérez pas y débusquer des métaphores audacieuses, des amplifications flamboyantes ou des personnifications inspirées.

Un chiasme, un oxymore, une allégorie ? Laissez tomber, pure perte de temps.

Une anaphore, peut-être ? Oui, pour mieux marquer la matérialité brute du monde.

Durant des jours,
quand je vais courir,
quand je vais aux toilettes,
quand je chante une berceuse,
quand je me douche,
quand je me masturbe,
ou désherbe, ou cuisine, ou
commande un croissant,
quand je cherche un mot
dans le dictionnaire,
quand je dois obligatoirement
me concentrer sur autre chose,
ça continue de parler,
la voix ne cesse pas,
poursuit son soliloque,
parfois même quand je lis,
elle se superpose
à la voix de la lecture,
et il arrive quand j’écris
qu’elle prenne le contrôle.

φφφφφ

La mouche envahit toute la littérature. Où que vous posiez l’œil, vous y trouverez la mouche. Les véritables écrivains, quand ils en ont eu l’opportunité, lui ont consacré un poème, une page, un paragraphe, une ligne; Augusto Monterroso, Les mouches. Pour le contexte, voir ici.

Adolescente, j’avais besoin
de musique pour m’endormir.
Je possédais une de ces petites chaînes
stéréo des années quatre-vingt-dix
qui évoquait le devant d’une voiture sport,
une boombox, au design
assez hideux, portable,
manufacturée par Panasonic
(modèle rx-ds18),
équipée d’un lecteur cd
et d’un lecteur cassette
superposés, flanqués de haut-parleurs
semblables à des yeux
de mouche. Je n’allais nulle part, ne faisais rien
sans cet appareil. Même pas prendre ma douche.
Avant de m’endormir, j’y insérais
une cassette ou un cd,
je tournais le bouton de volume au maximum
et j’enfonçais le bouton play.
J’ignore comment
mes parents ont pu tolérer ça.

Morin, Alexie, Scénarios catastrophes. Poèmes, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 195, 2024, 157 p. [édition numérique]

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