Never open a book with weather. Elmore Leonard, Ten rules for writing fiction.
Elmore Leonard aurait trouvé pertinent l’incipit météorologique de L’origine des larmes. Il donne le ton à ce roman qui est traversé par la pluie.
C’est un roman liquide.
Des notes de lecture suivent après l’extrait qui ouvre le roman.
Il pleut tellement. Et depuis tant de temps. Des averses irréversibles qui semblent surgir de partout, la nuit comme le jour. Parfois une accalmie laisse entrevoir une parcelle du ciel d’autrefois, bleu lavé, mais très vite assombri par de sombres vagues de nimbocumulus. Cela fait deux années que le temps s’est graduellement détrempé, transformant cette ville de briques sèches en une vallée lessivée par un régime de pluies. Tantôt ce sont de brusques et violentes tempêtes qui décoiffent les toits, tantôt de longues et patientes averses épuisent les arbres et font enfler les fleuves. La punition des eaux épure les rues, accable les charpentes et habite nos vies.
Je suis à la maison, devant la fenêtre de mon bureau, et je regarde les bourrasques qui bousculent les arbres. Cela fait des années que je n’ai pas ressenti autant de calme au fond de moi. Je sais que ces instants sont précieux car ils ne reviendront pas avant longtemps. Après ce que j’ai fait, et cela me surprend à peine, je n’éprouve pas de regret ni d’angoisse. En dépit du déluge, je suis apaisé, comme un homme fatigué qui a fini sa journée. Je sais que l’on va bientôt venir me chercher et m’interroger. Je suis là, prêt à dire ce qui doit l’être. Je ne redoute rien de ce qui vient. J’attends et je profite humblement de cette pluie robuste et têtue qui détrempe nos vies.
Oui, je regarde et j’attends. Je n’ai plus que cela à faire. Je regarde le ciel de cette aube vagissante, je pense à cette maison qui sait tout, à ces murs qui ont tout vu, à toutes ces choses familières qui m’entourent et qui ont tout entendu durant tant d’années. Mais elles ne me seront d’aucun secours. Elles ne diront rien, ne témoigneront pas. Elles demeureront à leur place, me laissant le soin de faire face à ces heures et ces jours et ces nuits qui m’attendent. À ces questions inutiles, ces interrogations déplacées. Se défendre n’est jamais chose facile quand on est seul et que l’on ignore le remords. D’une certaine façon je suis indéfendable et d’ores et déjà condamné à perpétuité à porter la dépouille souillée de l’aïeul. Et peu importe que ce vieillard fût un diable.
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On apprend au détour d’une phrase que le roman se déroule en 2031. Le dérèglement climatique est complet. Il pleut, sans arrêt. Un homme, Paul, a tiré deux balles dans la tête de son père qui refroidissait à la morgue. Il devra suivre une thérapie d’un an pour outrage à un mort. Son père était un être cynique, brutal, malfaisant et escroc. L’origine des larmes.
Le récit est un tantinet lugubre. La mère et le frère jumeau de Paul sont morts à l’accouchement. Le père en a profité pour mettre les bouts pour le Québec et abandonner son fils. Il reviendra, épousera Rebecca et lui fera vivre des violences psychologiques. Fête des six ans de son fils : il lui offre un canari auquel il aura préalablement arraché la tête avec ses dents. Il ordonne un jour à son fils, qui gambadait encore à quatre pattes, de tout jeter ses jouets à la poubelle. Ce genre de choses excessives et répugnantes. Ce n’est pas très gai et ça demande parfois / souvent de suspendre notre incrédulité.
J’ai cependant été fasciné par la construction du récit, par « ce qui revient dans le texte ». La répétition et l’énumération. Dubois a tenté d’embrasser la totalité du champ sémantique du liquide.
Des mots qui reviennent. [Occurrences]:
pluie(s) (60)
larme(s) [42]
eau(x) [31]
goutte(s) [29]
averse(s) [26]
fleuve [15]
vague (s) [12]
plage[11]
flaques[6]
orage(s)[5]
courant(s)[5]
mouillé [5]
Garonne [5]
déluge [6]
rivière(s)[4]
inondation(s)[4]
collyre [4]
Gulf Stream [3]
digue (s)[2]
éclaboussure(s)[2]
égoutter [2]
J’ajouterai que le psychiatre qui reçoit Paul souffre d’une
conjonctivochalasis et qu’il n’a de cesse d’interrompre la thérapie pour se mettre des gouttes. Je n’ai pas fait le compte.
En solo :
Brumisateurs, arroseur, débâcle, déluge, éclaboussait, précipitations, détrempée. Il y en a sûrement d’autres.
Des référents culturels évoqués dans le récit :
« Les hommes sont comme les femmes, il leur arrive de pleurer, mais seulement quand ils essayent de monter un meuble en kit. »
Rita RUDNER
Dans Shining, «Nicholson commence à détruire la porte de la salle de bain à la hache.»
La toile Après la pluie de Salomon Van Ruysdel.
Kim Tschang-Yeul, «cet homme d’un autre monde, imprégné de taoïsme, aura peint dans le silence et le retrait, durant toute sa vie, des centaines, des milliers, des millions de gouttes d’eau.»
Une citation de Coleridge : « Water water every where»
Element of crime, de Lars Van Trier : «L’histoire baigne dans l’eau».
Le Vigan dans Le quai des brumes : «pour moi un nageur est déjà un noyé»
Blade Runner : «le monologue des larmes dans la pluie».
«Savez-vous qu’autrefois, au Québec, les autochtones appelaient le Saint-Laurent le fleuve qui marche ?»
Coïncidences :
Dans Le roman d’Isoline de David Turgeon, lu précédemment, il y avait une romancière qui «mourait» deux fois.
Il y a une Rebecca dans Le roman d’Isoline et une Rebecca dans L’origine des larmes.
Isoline parle à la romancière morte et Paul parle à son chien mort.
Supplément :
Il y avait une mouche dans ce récit. Le signe d’un véritable écrivain?
Le jour il trafiquait son acier dévoyé, ses médecines déclassées, et le soir, en rentrant, pour se délasser, il arrachait mes ailes minuscules de petite mouche.
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Jean-Paul Dubois, L’origine des larmes, Éditions de l’Olivier, 2024, [Édition numérique]
David Turgeon, Le roman d’Isoline, Montréal, Le Quartanier, Série QR, 16, 2024.[Édition numérique]