Ce roman paru en 2020 avait reçu une critique unanime et dithyrambique : intelligent, magistral, du grand art, vertigineux, terrifiant, érotique et ardemment violent.
J’avais eu l’occasion d’en discuter avec un ami, T, lors d’un échange épistolaire en juillet et août 2021.
J’archive, J, presque à l’identique, nos impressions de lecture du moment.
18 juillet 2021
T – J’avance dans le Ténèbre de Kawczak. Une vraie histoire d’horreur louvoyant jusqu’à maintenant entre la colonisation belge au Congo, un bourreau érotique et un cercle d’amis gravitant autour des poètes symbolistes.
J – Congo de Vuillard, plus succinct, m’avait aussi horrifié et peut-être éloigné de Ténèbre.
27 juillet 2021
J – Terminé?
28 juillet 2021
T – Oui, Ténèbre terminé. Quel imaginaire foisonnant. Des personnages parmi les plus étonnants et troublants que j’ai rencontrés. Une écriture parfois incisive, radicale et tantôt poétique sans trop exagérer sur l’alternance. En prime, une gifle impériale, fort bien documentée, à la colonisation européenne du Congo. Petite ombre, à peine d’une allumette: peut-être un peu de complaisance de l’auteur à l’occasion dans la description scabreuse, « trash ». Et toi?
5 août 2021
J – Nous avons lu le même livre. L’auteur a du souffle, sait construire un récit au cœur des ténèbres, avec des personnages hors du commun.
Ce roman comporte des métaphores et des scènes audacieuses (euphémisme) qui flirtent parfois avec une exaltation excessive. J’y ai vu l’expression de l’imagination foisonnante de l’auteur.
«Incisive», écris-tu. Un mot qui lie plusieurs des personnages et des situations dans un réseau sémantique fortement tissé de l’incision, de la découpe, du tranchant et autres synonymes. Trop?
J’énumère : l’expédition Claes quitta Léopoldville avec la mission d’inciser un continent; les mains coupés des Noirs pour éviter le braconnage, économiser les cartouches et décourager toute révolte; Pierre Claes découpait les jungles; Vanderdorpe le médecin chirurgien; le père Brel, boucher, et qui finira par se trancher les couilles; son fils lui-aussi boucher; ses découpes animales qui excitent la belle Camille, mais ça finira mal … aussitôt les galipettes consommées, le jeune homme «s’envolera» dans les cieux pour se trancher la gorge; Xi Xiao le bourreau, découpeur, tatoueur et génial maître dans l’art du lingchi; Mpanzu qui pratiquent les «incisions», les tatouages, à fleur de peau; Vaderdorpe ivre : Un soir, avec Verlaine, ivres au dernier degré, il tenta de tuer Ruymbeck avec un morceau de vitre pour ensuite, hurlait-il, lui ouvrir le ventre et en sortir les œufs d’or; Manon Blanche a des lèvres de pêches fendues; elle a aussi une jolie découpe : Vanderdorpe demeura muet au seuil du mystère de cette étrange découpe et de l’impossibilité d’existence de cette peau renversée, de cette merveille, infiniment plus sèche et pourtant infiniment égale à son histoire, à son amour, égale à la peau de Manon Blanche, à son cœur, à ses poumons, à ses viscères, infiniment égale au cœur du temps, égale à sa bouche, égale à ses yeux.
D’accord avec toi aussi en ce qui concerne l’alternance entre le lyrisme et le cru. Je ne prendrai qu’un exemple. L’amour que porte Vanderdorpe à Manon Blanche.
Lyrique :
Hébété et interdit, il démontait et remontait inlassablement la mécanique de ce baiser infiniment plus grand que lui, infiniment plus grand que Paris même dont il contenait toutes les larmes, les rues et le ciel.
Il comprit que Manon Blanche était double, à la fois prétexte de son amour et de sa souffrance et, de par sa beauté si fondamentalement sexuelle, enfantine et dérobée, nature de cette souffrance. S’il aimait aimer et aimait souffrir, et si Manon Blanche le lui permettait comme jamais cela ne lui avait été permis et ne le serait jamais plus, il n’en demeurait pas moins que Manon Blanche ne pouvait pas être réduite au rôle de simple agente de souffrance et d’amour, mais incarnait, dans sa quasi-divinité, l’image même de cette souffrance, de cet amour et de leur absolue nécessité.
Cru :
Outre l’affabulation autour des viscères de la belle citée plus haut :
Il n’y avait rien de grand, il le voyait bien, qui n’originait pas des zones odorantes ; aucune âme digne d’idée et de beauté qui ne partageait pas ce courage et ce goût de coller son visage aux orifices et conduits obscènes où s’agitaient, parmi les poils et les boursouflures, les larmes et les rêves de plaisir et de peine et toutes les vulnérabilités.
Des extraits qui m’ont fait sourire, parfois rire (ce n’était sûrement pas l’intention de l’auteur) :
Baudelaire qui jouit sous le regard de Manon Blanche, et dont la semence ressemble à des larmes d’évangile.
Il eût éjaculé par les yeux. (Vanderdorpe, médecin, après avoir imaginé l’ensemble de l’anatomie interne de Manon dont il est éperdument amoureux, mais pas elle de lui) : En tant que médecin, il n’avait pas de difficulté à imaginer le reste. Le cœur pompant derrière la cage thoracique. Les poumons encore roses à l’odeur d’orgeat. L’estomac tout occupé encore au veau du midi, arrosé régulièrement de salive et d’alcool. Et puis, nerveusement, il poursuivait, imaginant, intriqués, les deux intestins, en tas de chairs intimes et tendres, et puis plus bas encore, à bout de force, comme le nom secret de Dieu, l’anus et la vulve reposaient au cœur du temps. Vanderdorpe alluma une autre cigarette, au bord de la dissolution.
Excitant. Non?
Ce n’est pas grave dans l’économie d’ensemble du récit.
Un court échantillon de métaphores audacieuses :
la jeune fille espéra tout le soir tandis que le soleil d’été vomissait son or
des histoires d’amour et de magie, dans lesquelles pénis et clitoris s’allongeaient infiniment et se retrouvaient au-delà du monde humain pour échanger, à même les étoiles, de silencieux baisers.
Des plaisirs élyséens.
Une autorité excrémentielle.
Le potentiel électro-orgasmique.
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Paul Kawczak, Ténèbre, La Peuplade, 320 pages, 1920.