Collages

lalonde_2017_devoration_couv

Vous voulez que je vous raconte? Vous voulez savoir? La trame comme telle a pourtant peu d’importance. Je fais un petit effort, je vous la résume.

Dès le début du récit, on assiste à la naissance prématurée de la p’tite. Sa mère, Blanche, meurt à l’accouchement. Grand-Maman, la Vieille, va prendre la relève pour assurer la subsistance du bébée. Elle a pourtant d’autres soucis, la Vieille, en l’occurrence, elle doit veiller sur sa smala, sa trâlée de 5 enfants. La p’tite va grandir, devenir chasseresse, ira s’épivarder un certain temps en Ville avant de rentrer au Village pour se fondre avec la Vieille, laquelle finira par passer l’arme à gauche. En gros, c’est ça.

Banal?

Mais non. C’est un tintamarre langagier. Un oracle. Un conte de la folie pas ordinaire pantoute. Féministe. De la belle pâte : langage cru, québécismes, mots rares, anglicismes, néologismes, brasse-typographie/ponctuation, expressions sens dessus dessous, poésie et tout le tintouin. Jubilatoire! (ça se dit encore?)

Au tout début du récit, l’auteure dresse un portrait gothique de l’infante de Sainte-Amère-de-Laurentie au moment de sa naissance prématurée : «cueillette sanglante de la motte – foie, tripes, rate, trognons rognons –, la petite motte plus arrachée que poussée, […] Ce visage d’accouchée, retourné, troussé, que muqueuses; visage devenu vagin […] chose née extirpée plutôt qu’accouchée, ce gigot pas même calotté et pondu trop tôt, ce vivant de force, dragué hors de la cage d’eau douce, aux bronches infinies (l’air y entre, de dehors à dedans, dans une sensation de portes tournantes rouillées et de verre pilé), les yeux au pus, tout vernix, pattes palmées précérébrales, lombric antéhumain »

«Fuck, c’est une fille!», seront les mots de la Vieille qui en a déjà plein les bras avec sa trâlée : « Jean-Jude l’aîné adopté, JJ sa fierté; le ti-cul Pierre-Joseph, fils de JJ, JJ père précoce; le mongol, adopté lui avec; son Luc à elle; et Matthieu le tard venu – et feu Blanche flottante fantôme, jadis tant attendue ». Elle est vieille, la Vieille : « vieille de bouche et d’alentour. »

La p’tite prématurée est coriace. Bien au chaud dans un tiroir du poêle et par la suite dans un tiroir de la commode. La Vieille lui «donne à téter à même ses doigts cornés du lait de vache» et la p’tite « elle mange son écho, et le feu et l’éclat, et garde l’autre pour demain.». C’est un conte de fées désordinaire.

La p’tite est rongée par l’absence de sa mère, Blanche. Son premier mot sera «Fu…».

La Vieille a les mots justes et crus pour dire sa hâte de voir la p’tite devenir Grande : « Elle a hâte que la p’tite pousse en lourdeurs, levain de seins et levures de hanches, que les menstrues l’ancrent, coton au cul pieds nus dans la cuisine, mains à la pâte licou au col; elle a hâte que la p’tite arrive, enfin, dans sa vie de femme faite; sa vie de femme faite de sang et d’eau de vaisselle. »

La p’tite poussant ne prendra pas beaucoup de plaisir de l’eau de vaisselle ni des travaux de tricot. Elle deviendra Artémis, déesse de la nature sauvage et chasseresse : « La p’tite vire habile de ses mains au slingshot et au canif plus qu’aux travaux d’aiguille. Elle mitraille de cailloux des caboches d’oiselle; avec un peu de chance, une étoile rouge y explose, expansion d’un anti-univers, petite école de la mort : corneille tombée raide, cou cassé, filet simple de jus rouge s’égouttant, ce jus de mort intérieur, pas fait pour voir le jour. Jour de luck : la p’tite ramène un bouquet, tenu têtes en bas par les pattes, et un lièvre tombé dans ses collets »

Elle grandit la p’tite, elle rêve : « Elle rêve manger garçons manger mamours, manger tout, tous, Jules, Jacob, Jérôme – c’est la création des autres, la sortie de famille –, en tartare cerfeuil et romarin, miam. »

Mais à la longue, la p’tite en aura assez des bois, de Jules, Jacob, Jérôme, de son village de Sainte-Amère où il n’y a rien à faire. Elle voudra voir la ville. La ville est un spectacle : «Magnifique faune d’effraies, une faune du dimanche : les cothurnes, scyllas et sombreros; les femmes de Noël nowhere en paillettes, lamé, triples faux-cils, bigoudis et scaphandres; les skins en stilettos, les enfants à barbe, les albinos peroxydés, les moujiks à crinoline, les topless à implants de cuirette, les ours volants virtuels, les sébums hygiéniques, les hermines irriguées au B-, les pompadours et les mohawks, les vendeurs de chars, les strip-teaseuses, les tatoués de bonne heure, tous devant cette jeune ô si jeune tigresse affamée lâchée lousse qui s’esclaffe Mon Dieu, c’est plein d’étoiles!»

« Et son visage se retourne comme un gant jusqu’à n’être plus que lèvres; lèvres et baisers; aspiration; et elle mouille sa viande hurlante. La p’tite hulule de joie sous les éclairs, dans une sublime dilution. Bienvenue en ville.»

La Ville, elle y restera 3600 jours. Lasse. Hantée par l’absence et puis :

« mon amour je ne guérirai jamais
si tu me fourres dans ma blessure  »

Elle reviendra finalement à Sainte-Amère se fondre avec la Vieille, la «dévorer». Elle y restera 3600 ans. C’est un conte total Carabosse.

« Elle remonte à la source, à la pulsante maison, au mouvement. Elle revient se fonder. Un saumon dans la chute. Elle sait, si jeune elle sait déjà qu’elle tombera sorcière, pas d’autre destin annoncé par la hargne ou le temps coulé que celui de framboises piquées par les vers, et qui vivra verrue. »

La mort a fait son lit :

« La maison d’enfance se refait au goût du jour : plus de tornades ni de cacophonie d’objets, pas de criée à la moulée, pas de Jean-Jude Luc Jacques Matthieu Pierre-Joseph la p’tite retontissant trois fois par jour. Ce serait un appel aux morts maintenant. »

Elle «dévore» la Vieille et c’est l’orgasme, le cri primal, le Verbe :

« La p’tite mange mère et l’absence, mange mère de mère. Elle lèche, débordée de bave et de bouche, labiales vocalises pareil que pour apprendre à parler, à forger de lèvres de langues le pourtour du puits, à sculpter le silence en autre, autres »

« Une jouvence de joie. Égales, balbutiennes en balbutie, au temps primal de l’amour, elles remontent de consolation en audace jusqu’à l’effroi, jusqu’à l’énigme originelle : quand Grand-maman jouit. »

La Vieille se meurt, la p’tite à ses côtés qui tend l’oreille :

«Il reste peu de vie, ça sent la carcasse plus que l’amour. La porte du poêle à bois est ouverte, le feu crépite, explose de braises et réchauffe les vieux os. Grand-maman se meurt, quelle tristesse. Elle murmure au ralenti et la p’tite prête l’oreille aux paroles plombées, prophétiques, oraculaires, prête l’oreille au dernier dire, au dernier dit de sa vie. Et elle le dit, Grand-maman, elle le dit :

suis
née plus vieille
que ma mère née
à l’âge d’avant et me
simplifie de mort en mort
jusqu’à devenir mère de ma mère
et envers vertigineux de la musique

[…]

amour
Va»

Référence :

Catherine Lalonde, La Dévoration des fées, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 112, 2017, 136 p. (lu en sa version numérique tellement pratique pour le copier-coller et le psittacisme)

A propos Luc Jodoin

Effleure la surface des choses. Intérêt pour la littérature, la langue, les arts visuels, la sociologie et les enjeux sociaux. Tendance woke. Préfère Madrid à Barcelone.
Ce contenu a été publié dans Poésie, Recommandation de lecture, avec comme mot(s)-clé(s) , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *