Kevin Kelly, le prophète de la postmodernité technicienne

Recension critique publiée dans la revue Argus,  vol 40, no2, automne 2011

What technoloy wants?[1] se demande Kevin Kelly, ancien rédacteur en chef de la revue Wire, gourou et prophète des nouvelles technologies. Penseur du progrès, de son inéluctabilité. Quand le Verbe se fait technologie : « No longer a noun, technology was becoming a force – a vital spirit that throws us forward or pushes against a thing. Not a thing but a verb. »

L’opuscule de Kelly constitue une imposante synthèse de données sur l’origine et le développement du cosmos, de la vie, du langage, de la vie en société et des technologies. Kelly défend la thèse selon laquelle la genèse de la nature, de la technique et du social est le fait d’un seul déterminant, le « Technium », sorte de poussée originelle, une force, un esprit vital, un moteur premier divin qui pousse la totalité du monde du simple vers le complexe. Audacieuse réflexion : il ne nous propose rien de moins qu’une ontologie. Une pensée empreinte d’un minimalisme épistémologique puissant qui aurait plu à Aristote. Une pensée pauvre, toutefois, parce que réductrice et acritique.

Rembobinez la cassette de l’histoire du monde, affirme Kelly, et faites-la rejouer, elle se déroulera peu ou prou selon la même séquence et les mêmes résultats. On ne pouvait pas imaginer déterminisme plus puissant, un gnosticisme – « tout est dans tout » – aussi navrant. Stephen Jay Gould, pour ne donner qu’un exemple, a bien démontré que c’est la chute – tout à fait aléatoire – d’un météorite, il y a 65 millions d’années, qui est à l’origine de l’élimination des dinosaures. Un événement qui a favorisé le développement des mammifères et, partant, de l’espèce humaine[2].

La progression des inventions humaines serait dictée par les lois de la physique et de la chimie. Une séquence imposée par les « lois universelles » de la complexité, peu ou prou assimilables aux théories de l’information : « Technology and life must share some fundamental essence […] Both life and technology seem to be based on immaterial flows of information ».

On n’est pas en reste avec le caractère exponentiel du progrès qui accompagne généralement ce type de démonstration. La preuve : les Américains de l’époque coloniale ne disposaient que d’environ 75 objets, alors que l’humble demeure de Kelly en comporte pas moins de 10 000 et que nous avons l’embarras du choix entre 30 000 produits dans un supermarché américain. Bref, en moyenne, l’homme vit mieux qu’il y a trois siècles. La moyenne, on en conviendra, ne constitue pas la meilleure mesure de dispersion statistique pour l’appréciation de l’évolution de notre civilisation, tant s’en faut. Plus d’un milliard de personnes sont sous-alimentées en ce merveilleux XXIe siècle et, selon l’OMS, 3,4 millions de personnes décèdent chaque année de la pollution aquatique et 2,6 milliards de personnes ne disposent pas de sanitaires.

Kelly incarne parfaitement le discours dominant de nos sociétés techniciennes. Inéluctable, irréversible, irrémédiable, irrévocable, imparable, autant d’épithètes qui viennent caractériser un champ de force technologique qui nous constitue, évacuant, à la limite, toute forme d’agir sur le monde.

Galilée, Descartes et ceux qui les ont suivis ont fondé la modernité en « désenchantant le monde », en posant (idéologie) l’homme comme volonté, comme maître de la nature et du temps, grâce notamment à la science et à la technologie. Oubli de l’être.

La postmodernité incarnée par Kelly oblitère totalement cette notion de volonté et de justice sociale, en fondant l’agir humain sur le seul principe d’adaptabilité à une force physique ou biologique. Aucune emprise sur le temps : le futur fond littéralement sur l’homme, qui est sommé de s’adapter et d’entendre une fois pour toutes la voix des discours de la fin[3]. Une idéologie réductrice de légitimation autoréférentielle. En fondant la compréhension du monde sur un seul facteur (technique), en posant la technologie comme la question ontologique fondamentale, elle abolit toute distanciation critique par rapport au monde que, justement, elle postule comme le fruit d’une évolution naturelle et exponentielle. Oubli de la société[4].

Kelly, le penseur de la mutation[5]. Mutation sociale, économique, technologique. Autant d’échos de l’irréversibilité des lois de la transformation biologique, du séquençage de l’ADN et de la transformation des espèces. Mutation, mot phare de la postmodernité brinquebalante, avec ses famines disséminées, ses crises financières, ses travailleurs à la rue et la percée de plus en plus marquée du libertarisme. Allez! à vous, multitude, de corriger les errements des spéculateurs, de ceux qui ne veulent plus gouverner, de ceux pour qui les forces du marché, des réseaux, du bottom up, du self-governance régleront tous les problèmes économiques et sociaux, de ceux pour qui tout est bien qui finit bien si l’on sait embrasser la force technologique et économique (ce sont frères jumeaux) nous drainant sans nous vers un futur bienveillant et inéluctable.

Il faut lire Kelly, non pas pour ses thèses et ses conclusions technophiles, mais parce qu’il constitue l’archétype d’un monde en bouleversement et pour saisir la portée de l’idéologie du technicisme qui a envahi toutes les sphères de la société et du langage.

Le véritable enjeu de notre civilisation ne consiste pas à savoir ce que la technologie veut, mais ce que les femmes et les hommes veulent et feront avec ces incontournables et nécessaires nouvelles technologies.

[1] Kelly, Kevin (2010). What technology wants. New York : Viking, 406 p.

[2] Coyne, Jerry A. « Better all the time », Sunday Book Review, 11 nov. 2010. [https://www.nytimes.com/2010/11/07/books/review/Coyne-t.html] (consulté le 15 oct. 2011).

[3] Fin du livre, fin des auteurs, fin des libraires, fin des bibliothèques…

[4] Freitag, Michel Freitag (2002). L’oubli de la société : pour une théorie critique de la postmodernité. Presses de l’Université Laval. 433 p.

[5] Lire notamment son Out of control : the new biology of machines, social systems & the economic world. Reading, Mass. : Addison-Wesley, 1994. 521 p.

__________________________________

Illustration : source Library of Congress

Vieux south, Wheel and gear – South Penn Oil Company, Lockwood Warrant 2921 Lease, Wardwell Field, Warren, Warren County, PA

A propos Luc Jodoin

Effleure la surface des choses. Intérêt pour la littérature, la langue, les arts visuels, la sociologie et les enjeux sociaux. Tendance woke. Préfère Madrid à Barcelone.
Ce contenu a été publié dans Philosophie, Société, Temps. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *