
Nous avions lu Certaines n’avaient jamais vu la mer de Julie Otsuka.
Qui parle dans ce livre? Un chœur féminin ayant subi les pires atrocités. Une histoire racontée à la première personne du pluriel. Un nous inclusif, tragique et incantatoire. Le pronom «nous» apparaît à 1472 reprises dans ce récit de 178 pages.
Un livre exceptionnel tant sur le plan de la forme que du contenu.
L’incipit témoigne parfaitement du style déployé par Otsuka tout au long de son récit :
BIENVENUE, MESDEMOISELLES JAPONAISES !
Sur le bateau nous étions presque toutes vierges. Nous avions de longs cheveux noirs, de larges pieds plats et nous n’étions pas très grandes. Certaines d’entre nous n’avaient mangé toute leur vie durant que du gruau de riz et leurs jambes étaient arquées, certaines n’avaient que quatorze ans et c’étaient encore des petites filles. Certaines venaient de la ville et portaient d’élégants vêtements, mais la plupart d’entre nous venaient de la campagne, et nous portions pour le voyage le même vieux kimono que nous avions toujours porté – hérité de nos sœurs, passé, rapiécé, et bien des fois reteint. Certaines descendaient des montagnes et n’avaient jamais vu la mer, sauf en image, certaines étaient filles de pêcheur et elles avaient toujours vécu sur le rivage. Parfois l’océan nous avait pris un frère, un père, ou un fiancé, parfois une personne que nous aimions s’était jetée à l’eau par un triste matin pour nager vers le large, et il était temps pour nous, à présent, de partir à notre tour.
Le récit. L’histoire de femmes japonaises embarquées sur un bateau au début du XXe siècle pour épouser des Japonais qui travaillent aux États-Unis et qui se prétendent avenants et prospères. À leur arrivée en Amérique, elles se rendront compte qu’ils ne sont ni riches ni charmants. Des brutes. Elles subiront toutes un destin similaire, marqué par le harcèlement sexuel, le viol, la violence, les travaux forcés, l’humiliation, les accouchements à répétition, la famine, la guerre et pour finir l’exil.
La bibliographie en fin de volume atteste que cette histoire est inspirée de faits réels.
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Les romans écrits à la première personne du pluriel, utilisant le « nous » comme narrateur, sont à mon humble avis plutôt rares. En connaissez-vous ?
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Autres données statistiques lexicographiques :
Les diverses déclinaisons du verbe «accoucher» apparaissent à 44 reprises dans le chapitre intitulé NAISSANCES. Extrait :
Nous avons accouché seules, dans une pommeraie de Sebastopol, après être allées chercher du petit bois par un matin d’automne inhabituellement clément là-haut dans les collines. J’ai coupé le cordon avec mon couteau et j’ai emporté ma fille dans mes bras. Nous avons accouché sous une tente à Livingston avec l’aide d’une sage-femme qui avait parcouru plus de trente kilomètres à cheval depuis la ville voisine pour se rendre à notre chevet. Nous avons accouché dans des petites bourgades où aucun médecin n’acceptait de nous assister, et nous avons dû nous débrouiller nous-mêmes avec le placenta.
Les diverses déclinaisons du verbe «partir» apparaissent 74 fois dans le chapitre DERNIER JOUR. Extrait :
Certains des nôtres sont partis en pleurant. Et certains en chantant. L’une avait la main plaquée sur la bouche parce qu’elle avait le fou rire. Certains étaient ivres. D’autres sont partis en silence, tête baissée, pleins de gêne et de honte. Un vieux monsieur de Gilroy est parti sur un brancard. Un autre – le mari de Natsuko, un barbier qui avait pris sa retraite à Florin –, en s’aidant de béquilles, sa casquette des vétérans de l’armée américaine bien enfoncée sur la tête. « Personne ne gagne, à la guerre. Tout le monde perd », disait-il. La plupart d’entre nous ne s’exprimaient qu’en anglais afin de ne pas provoquer la colère des foules qui se rassemblaient sur notre passage pour assister à notre départ. Beaucoup des nôtres avaient tout perdu et sont partis sans rien dire. Nous portions tous une étiquette blanche avec un numéro d’identification attaché à notre col ou au revers de notre veste. Une petite fille de San Leandro âgée de quelques jours est partie à demi assoupie, les yeux mi-clos, se balançant dans un panier d’osier.
Les diverses déclinaisons du verbe «quitter» apparaissent 18 fois dans le chapitre intitulé DERNIER JOUR. Extrait :
Yasuko a quitté son appartement de Long Beach avec une lettre d’un homme qui n’était pas son mari, bien pliée dans son poudrier, au fond de son sac. Masayo est partie après avoir dit au revoir à son fils cadet, Masamichi, à l’hôpital de San Bruno, où il allait mourir des oreillons quelques jours plus tard. Hanako est partie en toussant, inquiète, mais tout ce qu’elle avait, c’était un rhume. Matsuko est partie avec une migraine. Toshiko, avec de la fièvre. Shiki, dans tous ses états. Mitsuyo, avec des nausées, car fait inattendu elle était enceinte pour la première fois de sa vie à quarante-huit ans. Nobuye est partie en se demandant si elle avait bien débranché son fer à repasser, car elle l’avait utilisé le matin même pour arranger les plis de son chemisier. « Il faut que j’y retourne ! » a-t-elle dit à son mari, qui regardait droit devant lui et n’a pas répondu. Tora est partie en emportant une maladie vénérienne qu’elle avait contractée au cours de sa dernière nuit au Palace Hotel.
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Lecture recommandée par EddY, avec qui j’ai pris plaisir à cet exercice de dénombrement lexical.
Julie Otsuka, Certaines n’avaient jamais vu la mer, Phébus, 2022. Édition numérique.