De la nostalgie à l’état pur

Spleen en Corrèze

« De la nostalgie à l’état pur. […] Une écriture blanche à la Simenon, son maître en simplicité. »
Frédéric Beigbeder, Le Figaro Magazine.

Une appréciation de Beigbeder. Louche. Je suis allé voir.

Contexte. AutocitationJe me suis passablement amusé à «déconstruire» le récit de Denis Tillinac : Spleen en Corrèze. Un tantinet conservateur. Farci des préjugés de l’époque. Les gars sont toujours accoudés au zinc d’un bistrot, les filles sont des nunuches et de simples objets à reluquer, à séduire et à baiser. Ce récit a pris de nombreuses rides. Un joyau du boys club.

Le sexisme ordinaire : les femmes

Ce qui distingue Tulle d’une vraie ville : l’absence de putes, de bars à entraîneuses et, surtout, de graffiti sur les murs des toilettes – celles des bistrots ou les publiques. [Un lecteur sensible me signale que c’est du Foglia pur jus. Selon Eureka, il y aurait 142 occurrences du mot «pute» dans ses chroniques.]

Les jeunes magistrats sont souvent des femmes. Certaines sont jolies. Au début, elles se prennent un peu au sérieux, véhiculent les idées snobs du syndicat de la magistrature, détestent les avocats parce qu’ils gagnent de l’argent.

Un accident de camion : «On dirait une femme troussée, étendue sur le dos.»

Ces journées où les murs paraissent sourire et où le soleil se faufile jusqu’à la feuille blanche, glisse sur la table, fait scintiller le stylo. Le printemps est arrivé. La mère Chagot porte une robe claire – et trop courte, de sorte que Labrousse rigole en me montrant du doigt ses grosses cuisses rouges.

Au cinéma, le soir, avec Labrousse et une fille brune, genre écolo-anar, dépenaillée et malodorante.

J’ai ajouté que les deux plus jolies filles de Tulle sont portugaises : deux sœurs, brunes, élancées, pulpeuses, qui hantent le sommeil de Labrousse.

Double avantage de l’été, pour les localiers : les Hollandaises (réputées faciles) et les accidents (souvent graves) qui se produisent sur les axes Paris-Toulouse et Lyon-Bordeaux.

Le vainqueur a embrassé une grosse miss locale en s’essuyant le front du revers de la main.

Nous sommes restés pour regarder le spectacle et cueillir éventuellement une estivante. Labrousse a trouvé une Nantaise que le mot « journaliste » suffisait à éblouir. Moi, je n’ai trouvé personne.

Je lui [Labrousse] ai dit qu’il y trouvera des étudiantes bronzées qui ne portent rien sous leur pull.

Inconvénient de la province : les filles n’y sont disposées qu’au traditionnel adultère – ce qu’elles appellent l’aventure, et qui n’en est pas une, car tout est convenu : le dîner à deux dans un restaurant de Brive, la boîte de nuit – toujours à Brive –, un minable dodo – dans mon lit, et il gémit. Ensuite, il faut ramener mademoiselle – ou madame – en traversant la ville endormie. Le dîner et les consommations ne sont pas remboursés par La Gazette.

Une mini-intelligentsia de licenciés s’agite et fascine les Madame Bovary locales. C’est d’Égletons que nous parviennent les communiqués écologistes ; d’Égletons aussi qu’a démarré, il y a quelques années, le planning familial. Le MLF y a recruté en son temps quelques épouses de médecin ou de notaire ; et je viens d’apprendre qu’un comité anti-viol s’y constitue.

Ça frise parfois la pédophilie :

    • Labrousse est peu sensible à ces nuances. Il préfère le jazz. Il a passé la soirée à courtiser une Allemande très jeune, qui campe près de Tulle.
    • Mauvais signe : j’arrive à l’âge où le désir commence à privilégier les êtres immatures.
    • Nous sommes restés pour regarder le spectacle et cueillir éventuellement une estivante. Labrousse a trouvé une Nantaise que le mot « journaliste » suffisait à éblouir. Moi, je n’ai trouvé personne.

Conservateur

Je suis conservateur, anarchiste, libéral sur les bords.

Semaine de la déportation. «Tout cela indiffère ma génération»

Pauvreté écœurante du vocabulaire (de la gauche)

Pagaille au lycée de Tulle. Grèves, palabres, potaches exclus puis réintégrés, proviseur affolé. Un gros chahut politisé, avec des relents de haschich.

La cuistrerie égalitaire.

Journalisme et militantisme s’excluent. L’ambiguïté et la dérision du spectacle social exigent un regard distant et solitaire. Derrière les verres teintés des convictions, on ne voit jamais rien.

Du MBC : J’ai conscience qu’une métamorphose gigantesque menace les fondements de l’Occident.

Comme MBC, il pourfend les «déconstructeurs» : « Nous sommes des orphelins. Barthes, Foucault, Morin, Lacan, Deleuze, Genette (etc.) sont tout juste des accoucheurs – et l’enfant se présente mal.»

ॐॐॐ

réac

Auteur prolifique que je n’avais jamais pris la peine de lire, il se présentait ici avec un court essai au titre volontairement provocateur : Du bonheur d’être réac. Trente-cinq ans après Spleen en Corrèze, la plume a gagné en précision et en mordant, mais le fond semble prisonnier des mêmes certitudes. Sous une élégance de style, on retrouve un discours qui tourne en rond et un propos, somme toute, pamphlétaire.

Au début de ma lecture, j’ai été surpris par le style alerte, sans fioritures, de Tillinac : son humour, son autodérision et sa culture, plutôt classique, donnent à son propos une saveur singulière. Il promeut une position « réac » qui se veut ni de gauche ni d’extrême droite, et se dresse contre le « charabia » râleur et moralisateur des extrêmes. Son esthétisme réactionnaire s’appuie sur « la substance des valeurs » intemporelles, évidemment.

En cours de route tout finit par se gâter. Il tombe dans les mêmes travers que ceux qu’ils dénoncent : son esthétisme est pour le moins extrême, moralisateur et… réactionnaire.

– Contre la parité homme-femme. Pas nécessaire, la femme est supérieure à l’homme. Belle entourloupette.
– Il a des doutes sur les bienfaits de la féminisation des métiers.
– Le réac ne croit pas aux bienfaits d’une « culture pour tous ». Pourquoi? On ne le saura pas.
– Il qualifie d’insipide le « brûlot », Indignez vous ! de Stéphane Hessel. Pourquoi? On ne le saura pas.
– Contre le mariage des gais.
– Il ridiculise au passage les homosexuels, les trans, les écolos, les féministes (toujours néo).
– Crainte du «grand remplacement».
À tort ou à raison, il [le réac] pense que les vieux peuples sédentaires d’Europe risquent le pire en singeant les mœurs de pays d’immigration tels que les États-Unis, le Canada ou le Brésil.
– L’idée du «vivre ensemble». De la foutaise.
– Il généralise quand il critique l’art contemporain.
– Pour le droit d’importuner les femmes. Il confond le puritanisme et le simple savoir-vivre.

Inaccessible aux faveurs de l’opinion, cette pute grégaire, capricieuse et versatile, le réac l’est tout autant au puritanisme qui croit élever la dignité de la femme en proscrivant les mots, les gestes, les sous-entendus, la signalétique de la drague. Autre avantage, et non des moindres : le réac s’autorise à définir comme telle – et draguer comme telle – une minette bien roulée, bien moulée, bien briochée. En Italie on les siffle en pleine rue. Pourquoi pas ? Beau cul, belle gueule, la version la plus avenante de la BCBG : où est le mal, si on la gratifie d’un hommage aux avenants de sa silhouette ?

ॐॐॐ

Ne me remerciez pas.

Para servir

Denis Tillinac, Spleen en Corrèze, La  Table Ronde, 1997, 160 p. (Publication originale : 1979 aux Éditions des Autres)

Denis Tillinac, Du bonheur d’être réac, Éditions des équateurs, 2014,  107 p.

 

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Le temps qu’il fait dans «Spleen en Corrèze» de Denis Tillinac [144]

Spleen en Corrèze

Never open a book with weather. Elmore Leonard, Ten rules for writing fiction.

Elmore Leonard ne peut pas toujours avoir tort.

Je me suis passablement amusé à «déconstruire» le récit de Denis Tillinac : Spleen en Corrèze. Un tantinet conservateur. Farci des préjugés de l’époque. Les gars sont toujours accoudés au zinc d’un bistrot, les filles sont des nunuches et de simples objets à reluquer, à séduire et à baiser. Ce récit a pris de nombreuses rides. Un joyau du boys club. J’y reviens dans un autre billet.

Pour l’instant, parlons météo

Tillinac a été localier, journaliste aux faits divers, dans le Journal La Gazette de Tulle, Corrèze, de l’automne 1976 à l’automne 1977. Ce canard aurait dû lui confier la rubrique météo.  On retrouve quarante notations sur le temps qu’il fait dans ce récit de 160 pages.

Excessif et fleuri par certains clichés littéraires :

Incipit : Minuit. Il pleut sur la ville endormie. Parfois le bruit d’un moteur casse le silence.

Ciel bleu pâle, moutonné de blanc. Un soleil radieux embrase la ville et le vent, sur les collines, fait frémir les arbres. Décor si paisible. Si « sécurisant », dirait un psychologue ; mais de tous les bienfaits la sécurité est celui dont on se lasse le plus vite.

Il pleuvait, la route était luisante, le ciel furieux. Dans ces moments, les phares des voitures qui se rapprochent, en face, semblent adresser des clins d’œil.

Ce matin, il pleuvait ; l’agenda était vierge.

Il faisait nuit depuis longtemps et il pleuvait.

Traversé au retour les paysages haut-corréziens éclaboussés par le soleil. Luxuriance rousse de l’automne. Presque-bonheur…

Corrèze que j’aime : désolée et frileuse, fondue dans ses gris…

Premières neiges sur le plateau de Millevaches.

Il pleut, le ciel est gris. Noël, je le crains, sera sans neige. Je suis seul à l’agence, désœuvré.

L’hiver est arrivé. Dehors, il pleut et il fait froid.

La neige s’est mise à tomber sur la ville engourdie, alors que je redescendais de la maternité. Brasseries

1er janvier dans la grisaille.

Mon village, là-haut : immobile autour de son clocher, battu par le vent. Arbres presque couchés ; nuages noirs dérivant vers la Dordogne, trombes d’eau dévalant les chemins – et ce gémissement des forêts, alentour…

Il pleut, le jour décline.

Le ciel était limpide ; le soleil glissait sur les ardoises limousines, qui sont marron, alors que les toits corréziens sont gris.

Parcouru tout à l’heure, pour aller couvrir une petite manifestation, des campagnes enneigées. C’était la nuit déjà ; de gros flocons venaient s’écraser sur les phares.

Génie sauvage, insufflé par le vent qui hurle à la cime des arbres…

S’il pleut et s’il fait nuit, c’est pire encore…

Il pleut. Ciel gris, triste, crasseux. Oublier ce patelin sans âme, ou dont l’âme ne m’intéresse plus.

Soleil du matin, si radieux, acidulé, qui métamorphose Tulle en ville-jouet, ville pour enfants.

Un soleil de commencement du monde étalait une blancheur floue sur le plateau. Ciel clair ; ligne brisée et sombre des sapinières…

Retour d’Ussel en fin d’après-midi. Ciel rare ; longs nuages floconneux. Bleu très pâle, laiteux. Vert sombre des collines. Du rose à l’horizon. Tout cela léger, psalmodiant.

Il a neigé pendant quelques instants sur Tulle, vers onze heures, et notre correspondant à Ussel a téléphoné pour nous annoncer que la haute Corrèze est couverte de neige.

Temps frileux, ciel couvert de cendre froide. Dimanche désespérant de grisaille et d’ennui.

Journée de congé au village. Au couchant, j’ai longé un bois où le soleil se faufilait, comme par effraction, et faisait luire les écorces des bouleaux. Chants d’oiseaux, à étourdir. Lumière limpide, dans laquelle le village s’inscrivait avec une netteté surnaturelle.

Au retour un soleil orange saignait entre les arbres.

Une route bleue, bordée de platanes. Un soleil rouge qui danse sur l’horizon. Une voiture.

Ces journées où les murs paraissent sourire et où le soleil se faufile jusqu’à la feuille blanche, glisse sur la table, fait scintiller le stylo. Le printemps est arrivé. La mère Chagot porte une robe claire – et trop courte, de sorte que Labrousse rigole en me montrant du doigt ses grosses cuisses rouges.

Premier mai bien terne. Tulle sommeillait sous la chaleur.

Ciel magnifique – un bleu serein, tendre, souriant, caressant. Un bleu qui ressemble au bonheur. Le soleil inonde la ville.

L’embrasement du printemps qu’accompagnent les violons du concerto de Torelli. La trompette d’André Bernard impose à cette allégresse de la retenue et de l’altitude. Dehors, la ville sourit. La trompette projette son chant sur le vert des collines ; les violons posent une touche de rose sur le ciel bleu.

Le printemps rayonne. Je n’ai pas épuisé ma faculté d’aimer le jeu du soleil sur les verts et les gris des paysages corréziens.

Après-midi à la Foire-expo. Il faisait très chaud.

Double avantage de l’été, pour les localiers : les Hollandaises (réputées faciles) et les accidents (souvent graves) qui se produisent sur les axes Paris-Toulouse et Lyon-Bordeaux.

Retour d’Ussel au couchant. Ciel pâle, laiteux ; longs nuages floconneux. Vert sombre des collines. Du rose à l’horizon. Tout cela léger, psalmodiant…

14 juillet accablant d’ennui et de chaleur.

Ce matin, le soleil illuminait la campagne. Légère brume dans la vallée de la Murelle.

La pluie s’est interrompue. Tulle dort.

Lorsque je suis rentré chez moi, les quais étaient déserts. Il s’est mis à pleuvoir.

La ville dort sous la pluie. Il doit être très tard. Erik Satie berce mon insomnie…

ॐॐॐ

Spleen du lecteur.

Lecture recommandée par Pierre Foglia dans La Presse du 27 avril 1992.

Denis Tillinac, Spleen en Corrèze, La  Table Ronde, 1997, 160 p. (Publication originale : 1979, aux Éditions des Autres)

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Chauffer le dehors et sourire.

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Les critiques étaient unanimes : ce recueil de poésie de Marie-Andrée Gill explore sans relâche la thématique du chagrin d’amour et de ses ravages fulgurants. En voici un échantillon :

CHAUFFER LE DEHORS embrasse les dommages collatéraux d’un amour manqué et se veut un témoignage intime de l’auteure. Marie-Ève Boisvert, atuvu.ca

Dans CHAUFFER LE DEHORS, écrire devient un geste de survie, tout autant qu’un lieu où abriter le beau et se rebâtir. Marise Belletête, le blogue Les Méconnus.

Beaucoup d’émotions imagées par des mots balancés en pleine nature. Sagesse poignante dans cette chasse amoureuse en fil rouge qui nous happe.
Lecteur en série nyctalope

Source

Son recueil se distingue également par sa truculence, ses jeux de langage et ses images du quotidien qui font mouche. Elles m’ont arraché plus d’un sourire.

C’est juste impossible que tu viennes plus t’abreuver à mon esprit ancestral de crème soda

Comme si de rien n’était, les lacs continuent de faire des moutons, les gens de sniffer des images et les machines de créer le vertige de la fabrication du baloney.

J’aurais voulu qu’on se braconne encore un peu, que tu me recouses la fourrure avec tes mitaines, que tu me twistes le cœur correct tsé comme on remet un cadre droit;

Les jours où ça va moyen, j’arsouds chez le monde, le monde chez qui tu rentres de même sans cogner.

Mais là j’avoue j’aimerais troquer mon cœur pour la simplicité d’un bon bol de macaroni aux saucisses

C’est une histoire d’amour comme toutes mes autres un autobus écrit Spécial avec personne dedans

Si vous vous demandez où je suis maintenant, c’est moi qui essaie d’écrire de quoi de beau avec le mouillé de la zamboni.

Je ressemble au visage encore gorgé de promesses du candidat défait sur sa pancarte le lendemain de l’élection

c’est moi, juste là, avec le sourire forcé d’une patineuse artistique qui se relève après avoir fini son triple axel sur le cul.

On est un verre d’eau renversé sur les touches d’un clavier, un cannage qui a pas poppé.

Quand on s’embrasse, c’est comme dans les films :
on s’envole doucement, on monte et on reste pris au plafond de l’aréna avec les drapeaux des équipes gagnantes des années passées.

Je pleure dans ma vaisselle, je pleure à la réunion de parents, je pleure dans mes biscuits de Ricardo à marde pis dans le pelletage de la poudreuse de mes propres miettes.

Chaque pensée est un crash de corneilles dans un blender une matière nouvelle à dompter

Je veux me sentir libre comme quand on roule la nuit dans une ville inconnue et que les feux rouges flashent

Joie du lecteur.

Voir aussi.

Marie Andrée Gill, Chauffer le dehors, La Peuplade, 2025, 128 p. [Édition numérique]

 

 

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Lire Madame Bovary avec un Cybook Opus, en 2010

cybook opus

[Billet publié dans les profondeurs du web le 17 juillet 2010. J’archive, ici-dedans, pour garder une trace de la petite histoire des liseuses numériques et de leur obsolescence.]

ॐॐॐ

Je me suis replongé tout du long dans les aventures d’Emma Bovary et de son benêt de mari. Un prétexte pour mettre à rude épreuve la liseuse Cybook Opus.

– Supporte le format epub.

– Dispose d’un accéléromètre et d’un port d’extension MicroSD. Nécessaire, en passant, pour installer les mises à jour du système d’exploitation qui règle peut-être le problème de resets répétitifs. J’y reviens.

– Bonne technologie (encre électronique) pour mes yeux paresseux et mes corps flottants.

Mes principaux irritants

– Sabre de bois!  L’Opus, je le trouve déjà désuet. Si l’objet remplit parfaitement sa fonction première – permettre la lecture – on sent un peu trop sa présence, ses manques étanches, ses cliquettements et sa fragilité.

– Saperlotte ! C’est un objet forclos, étranger au web. Et l’on aimerait pourtant pouvoir vérifier, par exemple, ce qu’il en était des rince-bouche servis au dessert au XIXᵉ siècle.

– Ne permet pas les annotations. Il faut voir mon exemplaire papier qui porte la marque de mes lectures assidues et celles de mes amies.

– Impossible de retrouver rapidement un passage précédent (on avait développé des trucs astucieux avec le livre papier). La fonction signet – quoiqu’en dise le manuel de l’utilisateur – n’est pas disponible contrairement à la version précédente du Cybook.

– Sensibilité de l’appareil, tant et si bien qu’au plus infime mouvement de l’avant-bras  on doit se farcir un flip flop horizontal/vertical  de l’affichage à l’écran qui fait que la Bovary se retrouve plus souvent que la morale l’exige, en déshonnête position, cul par dessus tête.  

– J’ai failli à de nombreuses reprises tirer l’objet dans la piscine algueuse et reprendre la version papier tellement l’appareil gèle un peu trop souvent à mon goût de lecteur à qui ses interruptions narratives intempestives donnent la gratelle. Pour reprendre sa lecture, il faut opérer un petit «reset» et retrouver la page abandonnée dans un menu de navigation à rendre Ariane démente.

Mon fils : «Papa, que diable fais-tu avec la pelote à épingles?». 

«Je réinitialise, mon fils, je réinitialise la bête un peu bête.»

Pour les fous finis de la littérature numérique libre de droit

Le fiacre — 150 grammes à peine — renferme bien davantage que vous ne saurez brouter en une vie entière.

Des sites où trouver des livres sur mon Delicious

Livres libres de droit

Bovary

«Une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s’approchèrent. Elle n’existait plus»

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Notule du 24 août 2025

Au fil des ans, j’ai repris la lecture de Madame Bovary sur divers appareils, veillant à établir une comparaison méthodique et impartiale :

Deux Cyber Opus
Un Sony Reader
Un Kindle (un désastre, avec son format propriétaire mobi)
La Nexus de Google (autre désastre – 2 mois d’utilisation)
Trois Ipad dont un Mini.
Quatre Kobo (l’en d’eux s’est retrouvé par inadvertance au fin fond de la mer des Caraïbes)
Un Galaxy Tab A7 (Il fait encore le boulot. Pour combien de temps?)

Accessoirement, bein mal pris :

Un BlackBerry Torch, trois iPhone et de nombreux ordinateurs.

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Bourlingue exploratoire vers le Témiscamingue pour le Front de libération des chaises (FLC).

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Ville-Marie, Lac Témiscamingue, le 11 août 2025.

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Musée des beaux arts du Canada (MBAC)

La chaise verte, Erica Sutherland. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa. Le 4 août 2025.

Erica Sutherland, La chaise verte. (au MBAC)

femme prostrée

Erica Sutherland, Femme prostrée. (au MBAC)

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Michael Parekowhai, Ma soeur, moi-même. (au MBAC)

“les femmes sont des personnes, 18 octobre 1929”. Ottawa, 4 août 2025.

 “les-femmes sont des-personnes, 18 octobre, 1929”. Ottawa.

Art mural Pembroke

Fragment d’art mural à Pembroke.

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Camping à Fort Coulonge

camp de bucheron à Angiers Témiscamingue

Camp de bûcherons à Angiers, Témiscamingue.

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Lac des Bois, Latulipe, Témiscamingue.

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Resort du Motel Chevalier au 165 boulevard Greber à Gatineau. Le 14 août 2025.

Les chaises se portent, somme toute, fort bien dans ce coin de pays.

Pour boucler, en prime, un doublon.

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 Mary Paningajak, Hockey, Galerie des arts d’Ottawa, photo prise le 5 août 2025.

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Mary Paningajak, Hockey, Centre Sanaaq, Montréal. Photo prise le 20 août 2025.

Vous êtes tous et toutes encouragé·es à vous mobiliser pour libérer les chaises suspendues entre ciel et terre tout près du Centre Canadien d’Architecture à Montréal.

Le tract.

Para servir.

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Une chaise pour tous, toutes pour une chaise.

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✊ FRONT DE LIBÉRATION DES CHAISES (FLC) ✊

Appel urgent à la solidarité :
Deux chaises innocentes sont actuellement détenues en altitude, suspendues entre ciel et terre, au mépris des plus élémentaires droits mobiliers.

Date du constat : 20 août 2025
Lieu : Montréal, parc derrière le Centre canadien d’architecture, boulevard René-Lévesque
➡️ Prisonnières aux coins des rues du Fort et Saint-Marc. District Peter-Mc-Gill.

Nous dénonçons cette violence esthétique et exigeons leur libération immédiate.
Chaque jour passé dans le vide accentue leur solitude et fragilise leur ossature métallique.

Compagnons, citoyennes, camarades :
Rejoignez la lutte pour que plus jamais une chaise ne soit condamnée à flotter inutilement, privée de sa fonction première : accueillir des postérieurs libres et égaux.

➡️ Une chaise pour tous, toutes pour une chaise !

Para servir.

Le FLC

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Ricardo : intrusion poétique

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Tu savais que l’on trouvait une panoplie de produits de cuisine Ricardo dans les librairies Archambault et Renaud-Bray.

Sache maintenant qu’il est question des recettes de Ricardo toujours trop sucrées et de ses biscuits à marde dans deux recueils de poésie percutants de Marie-Andrée Gill.

J’essaie de recréer tes molécules, de façonner ton visage avec les mots d’hiver que je connais. Je pleure dans ma vaisselle, je pleure à la réunion de parents, je pleure dans mes biscuits de Ricardo à marde pis dans le pelletage de la poudreuse de mes propres miettes.

Chauffer le dehors

une carte de crédit se promène
en mille morceaux
dans nos chairs tendres
et nous allons juste vivre avec

comme avec les recettes de Ricardo
toujours trop sucrées

Uashtenamu : Allumer quelque chose

Marie Andrée Gill, Chauffer le dehors, La Peuplade, 2025, 128 p.

Marie Andrée Gill, Uashtenamu : Allumer quelque choseLa Peuplade, 2019, 104 p.

 

 

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Une incantation romanesque de Julie Otsuka : «Certaines n’avaient jamais vu la mer».

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Nous avions lu Certaines n’avaient jamais vu la mer de Julie Otsuka.

Qui parle dans ce livre? Un chœur féminin ayant subi les pires atrocités. Une histoire racontée à la première personne du pluriel. Un nous inclusif, tragique et incantatoire. Le pronom «nous» apparaît à 1472 reprises dans ce récit de 178 pages.

Un livre exceptionnel tant sur le plan de la forme que du contenu.

L’incipit témoigne parfaitement du style déployé par Otsuka tout au long de son récit :

BIENVENUE, MESDEMOISELLES JAPONAISES !

Sur le bateau nous étions presque toutes vierges. Nous avions de longs cheveux noirs, de larges pieds plats et nous n’étions pas très grandes. Certaines d’entre nous n’avaient mangé toute leur vie durant que du gruau de riz et leurs jambes étaient arquées, certaines n’avaient que quatorze ans et c’étaient encore des petites filles. Certaines venaient de la ville et portaient d’élégants vêtements, mais la plupart d’entre nous venaient de la campagne, et nous portions pour le voyage le même vieux kimono que nous avions toujours porté – hérité de nos sœurs, passé, rapiécé, et bien des fois reteint. Certaines descendaient des montagnes et n’avaient jamais vu la mer, sauf en image, certaines étaient filles de pêcheur et elles avaient toujours vécu sur le rivage. Parfois l’océan nous avait pris un frère, un père, ou un fiancé, parfois une personne que nous aimions s’était jetée à l’eau par un triste matin pour nager vers le large, et il était temps pour nous, à présent, de partir à notre tour.

Le récit. L’histoire de femmes japonaises embarquées sur un bateau au début du XXe siècle pour épouser des Japonais qui travaillent aux États-Unis et qui se prétendent avenants et prospères. À leur arrivée en Amérique, elles se rendront compte qu’ils ne sont ni riches ni charmants. Des brutes. Elles subiront toutes un destin similaire, marqué par le harcèlement sexuel, le viol, la violence, les travaux forcés, l’humiliation, les accouchements à répétition, la famine, la guerre et pour finir l’exil.

La bibliographie en fin de volume atteste que cette histoire est inspirée de faits réels.

Les romans écrits à la première  personne du pluriel, utilisant le « nous » comme narrateur, sont à mon humble avis plutôt rares.  En connaissez-vous ?

Autres données statistiques lexicographiques  :

Les diverses déclinaisons du verbe «accoucher» apparaissent à 44 reprises dans le chapitre intitulé NAISSANCES. Extrait :

Nous avons accouché seules, dans une pommeraie de Sebastopol, après être allées chercher du petit bois par un matin d’automne inhabituellement clément là-haut dans les collines. J’ai coupé le cordon avec mon couteau et j’ai emporté ma fille dans mes bras. Nous avons accouché sous une tente à Livingston avec l’aide d’une sage-femme qui avait parcouru plus de trente kilomètres à cheval depuis la ville voisine pour se rendre à notre chevet. Nous avons accouché dans des petites bourgades où aucun médecin n’acceptait de nous assister, et nous avons dû nous débrouiller nous-mêmes avec le placenta.

Les diverses déclinaisons du verbe «partir» apparaissent 74 fois dans le chapitre DERNIER JOUR. Extrait :

Certains des nôtres sont partis en pleurant. Et certains en chantant. L’une avait la main plaquée sur la bouche parce qu’elle avait le fou rire. Certains étaient ivres. D’autres sont partis en silence, tête baissée, pleins de gêne et de honte. Un vieux monsieur de Gilroy est parti sur un brancard. Un autre – le mari de Natsuko, un barbier qui avait pris sa retraite à Florin –, en s’aidant de béquilles, sa casquette des vétérans de l’armée américaine bien enfoncée sur la tête. « Personne ne gagne, à la guerre. Tout le monde perd », disait-il. La plupart d’entre nous ne s’exprimaient qu’en anglais afin de ne pas provoquer la colère des foules qui se rassemblaient sur notre passage pour assister à notre départ. Beaucoup des nôtres avaient tout perdu et sont partis sans rien dire. Nous portions tous une étiquette blanche avec un numéro d’identification attaché à notre col ou au revers de notre veste. Une petite fille de San Leandro âgée de quelques jours est partie à demi assoupie, les yeux mi-clos, se balançant dans un panier d’osier.

Les diverses déclinaisons du verbe «quitter» apparaissent 18 fois dans le chapitre intitulé DERNIER JOUR. Extrait :

Yasuko a quitté son appartement de Long Beach avec une lettre d’un homme qui n’était pas son mari, bien pliée dans son poudrier, au fond de son sac. Masayo est partie après avoir dit au revoir à son fils cadet, Masamichi, à l’hôpital de San Bruno, où il allait mourir des oreillons quelques jours plus tard. Hanako est partie en toussant, inquiète, mais tout ce qu’elle avait, c’était un rhume. Matsuko est partie avec une migraine. Toshiko, avec de la fièvre. Shiki, dans tous ses états. Mitsuyo, avec des nausées, car fait inattendu elle était enceinte pour la première fois de sa vie à quarante-huit ans. Nobuye est partie en se demandant si elle avait bien débranché son fer à repasser, car elle l’avait utilisé le matin même pour arranger les plis de son chemisier. « Il faut que j’y retourne ! » a-t-elle dit à son mari, qui regardait droit devant lui et n’a pas répondu. Tora est partie en emportant une maladie vénérienne qu’elle avait contractée au cours de sa dernière nuit au Palace Hotel.

Lecture recommandée par EddY, avec qui j’ai pris plaisir à cet exercice de dénombrement lexical.

Julie Otsuka, Certaines n’avaient jamais vu la mer, Phébus, 2022. Édition numérique.

 

 

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Un incipit météo avec une grue et une poule dedans : «L’homme foudroyé» de Blaise Cendrars [143]

homme foudroyé

Never open a book with weather. Elmore Leonard, Ten rules for writing fiction.

Mon cher Édouard Peisson, — ce matin, tu m’as raconté que l’officier allemand que l’on a logé chez toi, à la campagne, était venu te chercher dans ta cuisine la veille au soir pour te faire observer une belle éclipse de lune, puis qu’il t’avait plaqué là pour gagner sa chambre avec une grue invraisemblable qu’il avait ramenée de Marseille… et que tu étais resté là, seul, sur ta terrasse, fort avant dans la nuit, songeant à la défaite… Et tu as terminé, disant : — C’était inouï, ce silence, cette nuit, ce clair de lune, les oliviers argentés et noirs, cette nuit chaude parfumée par les herbettes et les pins des collines circonvoisines, cette nuit d’août, ce ciel constellé, cette nuit translucide, cette paix, ce silence, et l’occupant forniquant chez moi avec une poule. Quelle humiliation !.

Notes additionnelles :

  1. La poule présente dans cet incipit n’est pas une gallinacée.
  2. Quant à la grue marseillaise, il ne s’agit pas de l’espèce des grands échassiers de la famille des Gruidae.
  3. Dans un billet précédent, j’avais souligné le goût de Cendrars pour les énumérations. En voici une nouvelle — 128 mots d’un seul souffle —, constellée de chiures de mouches et attentive au temps qu’il fait. Ça me plaît.

Je me souviens que la dernière fois que je vis les meubles de madame Caroline, machine à coudre presque hors d’usage à force d’avoir servi, armoire à glace salie et bahuts normands non astiqués, lit de palissandre avec traces de punaises et agrandissements photographiques pleins de chiures de mouches (des bonnes têtes de paysans de chez nous dans leur cadre doré), lustre rouillé et poste-radio détérioré parce que n’ayant jamais servi à cause du courant électrique qui n’arrivait toujours pas au lotissement, après tant d’années et de belles promesses, tout cela était posé dans la boue, sur le mâchefer d’un jardinet de banlieue où il n’y avait pas une fleur, pas un brin de gazon, devant un pavillon béant, faisant partie d’un lotissement d’épouvante, tout cela était vendu à la criée, sous la pluie d’hiver.

Blaise Cendrars, L’homme Foudroyé, Folio, 1946, 435 p.

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L’art de l’énumération chez Blaise Cendrars : Bourlinguer.

bourlinguer

Cendrars avait du souffle et pratiquait l’art de l’énumération et de l’amplication avec bonheur. Ce procédé stylistique est omniprésent dans Bourlinguer.

Un exemple ? J’y ai lu, en apnée statique, le récit compact des pérégrinations d’un Vénitien aux Indes. Toute une vie, ramassée en un seul paragraphe et une seule phrase : 1087 mots ponctués de 125 virgules, 10 points-virgules, un deux-points et un point final.

Cinquante ans plus tard, vers 1703, un vieil aventurier vénitien, qui était arrivé aux Indes via la Perse et qui, durant un demi-siècle, avait tiré ses grolles à l’intérieur du pays, tour à tour comme simple artilleur dans l’armée d’Aurangzeb, l’empereur-conquérant, et dans celles des princes du sang et des rajahs révoltés ou entrés en dissidence à la suite de l’eunuque Bassant pour s’attacher finalement à la fortune du prince héritier en qualité de chef de son artillerie à 80 roupies par mois ; déserter ; bourlinguer sur les côtes orientales et occidentales dans les établissements des Européens auxquels il sert de négociateur, d’interprète, de correspondant, d’intermédiaire plus ou moins avoué dans leurs différends avec les petits et grands chefs mahométans et les principicules et roitelets hindous ; retourner à la cour, à Agra et à Delhi, suivre les armées, s’improviser médecin à Lahore, guérir la sultane d’un abcès dans l’oreille, être attaché en qualité de chirurgien au harem du prince héritier qui s’éprend d’une singulière amitié pour lui, trahir cette amitié en passant dans l’armée de Jai Sing, le célèbre sabreur ; retourner chez son maître pour accompagner Shah Alam [I]dans son expédition contre Jodhpur et, fatigué de la vie des camps, déserter encore, passer à l’ennemi, et du royaume de Golconde se réfugier à Goa, chez les Portugais ; négocier pour le vice-roi, le comte de Alvor, être décoré par le roi du Portugal de l’ordre de San Jago le 29 janvier 1684, perdre ses économies dans une mauvaise spéculation, se bagarrer avec les Jésuites et prendre passionnément parti dans leurs démêlés avec les Capucins au sujet du « rite de Malabar », les fameux « Accommodements », concessions supposées des Jésuites aux cérémonies des païens dans la célébration de la messe, échapper de justesse à l’Inquisition et, déguisé en Carmélite, aller derechef chercher fortune à la cour de Lahore, chez son ancien maître qui le fait arrêter, cette fois, et menace de le faire décapiter comme déserteur, avoir la vie sauve, rentrer en grâce et dans ses prérogatives de médecin personnel du prince aux appointements de 300 roupies par mois, titre et rang à la cour du Roi des Rois qui lui donne droit à un cheval et à une suite montée ou escorte, s’enfuir encore de guerre lasse ; aller s’établir à Fort-Saint-Georges, au nord de Madras, chez les Anglais, comme médecin, marchand d’orviétan et faire fortune avec la pierre de Goa ou pierre de Lune, un caustique contre le choléra, dont il a surpris le secret aux Jésuites, et un cordial de son invention, dont il est immensément fier, probablement un aphrodisiaque qu’il vendait aux indigènes, le plus clair de son revenu ; se marier avec la veuve portugaise d’un colon anglais ; reprendre ses vagabondages dans les royaumes et les principautés en qualité d’émissaire occulte de William Pitt, alors gouverneur de la Compagnie royale des Indes, puis prétextant de ses infirmités et d’un commencement de cécité, quitter cet harassant service où l’on est toujours sur le qui-vive de négociateur, de porteur de firman, d’ambassadeur blackboulé, d’agent secret à la merci d’un coup de poignard sous le manteau pour aller s’établir à Pondichéry, auprès de son vieil ami François Martin, le délégué de Colbert à la tête de la Compagnie française des Indes, et du gendre de ce dernier, Deslandes-Boureau, le fondateur de la ville de Chandernagor, à l’instigation de qui notre Vénitien, qui a échappé à tous les dangers du climat, de la guerre, des aventures, des rivalités, de la politique, des intrigues, des jalousies, du favoritisme, dont les moindres embûches n’étaient pas toujours celles tendues à la cour du Grand Mongol, où les empoisonnements et les distributions « d’eau d’opium », les disparitions mystérieuses étaient quotidiens, le vieux roublard, qui en a vu de toutes les couleurs et qui est revenu de tout, s’assoit pour écrire les Mémoires de sa vie, convaincu qu’il est que l’heure est enfin venue pour lui de se retirer des affaires actives, d’autant plus que Louis XIV vient de lui faire remettre un lot de médailles pour le remercier de ses services dans l’établissement des Français ; et notre vieux fourbe sourit en pensant à l’escapade d’un gamin embarqué en douce à bord d’une tartane en partance, il y a de cela une cinquantaine d’années ; et le vieux médecin, habillé à l’orientale, portant robe et babouches et, chaque fois, une drôle de casquette sise bien en arrière sur la tête comme on peut le voir au Cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale à Paris dans un volume de miniatures musulmanes (O.D. No 45 – Réserve), où son ami, à qui il avait commandé au temps de sa splendeur à la cour des Indes cette suite de portraits, le peintre Mir Muhammad, l’a fait figurer deux fois au milieu des rois et des empereurs trônants ou en parties de chasse, donnant audience dans leurs jardins secrets ou sur leurs terrasses, caressant distraitement leurs animaux favoris en conseil avec leurs grands vizirs ou montant d’admirables chevaux sur les chemins de la guerre, suivis des princes du sang, des plus fameux généraux et guerriers, des concubines, danseuses, musiciennes et autres dames du harem, dont la matrone, des éléphants de guerre les plus chevronnés, accompagnés des derviches et astrologues les plus célèbres, s’arrêtant et interviewant les yogis les plus saints, visitant les idoles païennes les plus monstrueuses, les plus sanguinaires, les plus folles, une première fois, probablement à ses débuts, la barbe hérissée, l’œil inquiet, efflanqué comme un chat maigre, cueillant des plantes, des simples dans la solitude, la deuxième fois, rasé de près, ventripotent, l’air satisfait, prenant le pouls d’un indigène avec autorité, chacune de ces deux actions faisant allusion à sa profession, le vieux médecin, volontiers prolixe, bavard, goguenard quand il parle des avatars de sa carrière ou conte en riant des anecdotes du sérail, un tantinet radoteur et furieusement dévot quand il se vante de ses interminables disputes avec les Jésuites, le vieux médecin écrit avec bonhomie : « Quand, j’étais gosse, j’avais envie d’aller faire le tour du monde, mais comme mon père ne voulait pas en entendre parler, j’avais décidé de quitter Venise, ma ville natale, à la première occasion et de partir par n’importe quel voie ou moyen. p. 10-13.

Il a par ailleurs été démontré que Cendrars était un véritable écrivain. C’est ici.

Vous voulez relire le fort incipit de Bourlinguer, suivez le guide.

Blaise Cendrars, Bourlinguer, Paris, Denoël, coll. «Le livre de poche», 1966, 440 p. Édition originale : 1948.

 

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