Les mouches et la littérature : «Le pays du passé» par Guéorgui Gospodinov [29]

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[La mouche envahit toute la littérature. Où que vous posiez l’œil, vous y trouverez la mouche. Les véritables écrivains, quand ils en ont eu l’opportunité, lui ont consacré un poème, une page, un paragraphe, une ligne; Augusto Monterroso, Les mouches. Pour le contexte, voir ici.]

 

Voici une auteur qui traduit parfaitement la pensée de Monterosso.

Les mouches, la littérature, le nationalisme, l’homo sapiens et la découverte de l’espace. Un beau programme.

Il a consacré un très long passage à la mouche.

On plane :

Tout à coup, au-dessus de moi, juste à côté du bouton d’appel, une mouche vient se poser. Une mouche dans l’avion (un ami m’avait un jour envoyé un poème qui portait ce titre-là, connaissant ma passion pour les mouches, et voici que le poème se réalisait, pour ainsi dire). J’ai un rapport particulier à cette créature qui embête beaucoup de gens, aussi sa présence dans l’avion me ravit-elle. Était-ce une mouche bulgare ? L’avion effectuait son vol de retour. Ou une mouche suisse (on peut se demander si les mouches sont acceptées en Suisse ?) qui se sera trompée de vol. Une mouche qui demeurera à jamais étrangère dans un sombre pays balkanique autoproclamé la Suisse des Balkans.

Les mouches ont-elles une nation ? Quelles sont les particularités de la mouche nationale, éprouvent-elles de l’attachement et de la nostalgie pour le pays natal, pourraient-elles développer une forme amoindrie de patriotisme ? Que se passera-t-il si nous observons le nationalisme avec le microscope de l’histoire naturelle ?

Mouche et nation, ça, c’est un sujet sérieux. Dans le cadre du temps historique ou naturel, la nation n’est qu’un grain de poussière, une part microscopique de l’horloge de l’évolution, bien moins durable que la mouche. En tout cas, la mouche a une avance temporelle cent, mille fois supérieure à l’apparition de la nation. Que serait l’Homo nationalisticus s’il pouvait être intégré à la taxonomie des créatures vivantes ?

Genre – Homo… sapiens… Je crains que, déjà à ce niveau, le nationaliste ne bondisse : comment ça, Homo, non mais, espèce de pédé ? Où est-ce que tu me mets ?

D’où sommes-nous partis ? De la mouche. Et où sommes-nous arrivés ? À l’éléphant du nationalisme.

Une mouche, s’écrie au même moment ma voisine, en nommant l’évidence, interrompant ainsi la chaîne de l’évolution qui vient d’être construite dans ma tête…

L’hôtesse de l’air s’approche à pas rapides. En quoi puis-je vous aider ?

Un passager non enregistré, dis-je, il vient de s’envoler.

Mais la mouche décrit un cercle avant de se poser au même endroit. Casse-toi de là, je lui crie en mon for intérieur, mais, d’un geste étonnamment rapide, l’hôtesse de l’air la saisit dans sa main. Est-ce qu’elles sont spécialement formées ?

S’il vous plaît, libérez-la, dit tout à coup la femme qui vient de trahir sa présence.

Moi aussi, je voudrais vous le demander, renchéris-je en me joignant à elle, elle ne fait rien de mal.

Toute la scène se déroule entre ironie et sérieux.

Est-elle avec vous, me demande l’hôtesse d’un air sévère en entrant dans le jeu. Mon Dieu, si les hôtesses de l’air, ces créatures impénétrables, font preuve de sens de l’humour, le monde n’est pas fichu.

Oui, comme animal de compagnie, je réponds. Cela ne pose pas de problème, n’est-ce pas ?

Il faut seulement qu’elle soit dans un sac ou sur les genoux de son maître, récite-t-elle. Et elle ouvre doucement la grille de ses longs doigts.

Je vous remercie d’être intervenu, me dit quelques instants plus tard ma voisine. Une femme à l’âge indéfinissable, la cinquantaine, avec des yeux bleus en amande et des taches de rousseur.

Oh, je suis un grand ami des mouches et un peu leur historien, dis-je comme en passant.

Elle sourit, se donne le temps de décider si je suis un dingo ou un homme doté d’un sens de l’humour spécial. Il me semble que, malgré tout, elle mise sur le second choix.

Je ne savais pas que les mouches avaient une histoire.

Bien plus longue que la nôtre, elles sont apparues quelques millions d’années avant l’homme.

Il est étrange de voir une mouche à cette altitude, dit-elle.

En réalité, ça ne devrait pas être étrange. Le premier être vivant envoyé dans le cosmos était justement une mouche, Drosophila melanogaster. Son nom est plus grand qu’elle. Immédiatement après la guerre, dans les missiles qui étaient alors des trophées, les V2.

Je croyais que c’était le chien Laïka.
C’est ce que tout le monde pense. En l’occurrence, il y a une forme d’injustice particulière. Avant le chien Laïka, il y a bien eu d’autres chiens, des singes, des escargots… Ils sont tous demeurés dans l’anonymat. Comme la pauvre mouche qui a été tout de même la première à se sacrifier. Mais les mouches n’ont pas de nom, là est le problème. Sans nom, on sort de l’histoire.

Et pourquoi justement une mouche, demande ma compagne de voyage.

Bonne question. Parce qu’elles sont éphémères et meurent vite. Le missile n’a volé que quelques heures, à cent kilomètres d’altitude, pile à la frontière avec le cosmos, d’ailleurs. Et il fallait un animal au cycle de vie rapide. Qui naisse, se développe, acquière une maturité sexuelle, conçoive, enfante et meure… Toutes ces qualités, on les trouve chez la simple mouche du vinaigre. Sans compter que la mort de quelques mouches est infiniment plus facile à admettre que celle d’un chien, d’un singe ou d’une vache, vous ne croyez pas ? Les gens sont très sensibles aux dimensions.

Je jette un regard circulaire, l’objet de notre conversation a eu la sagesse de se cacher. »

Le pays du passé, Gospodinov, Guéorgui. [Édition numérique]

A propos Luc Jodoin

Effleure la surface des choses. Intérêt pour la littérature, la langue, les arts visuels, la sociologie et les enjeux sociaux. Tendance woke. Préfère Madrid à Barcelone.
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