Never open a book with weather. Elmore Leonard, Ten rules for writing fiction.
PROLOGUE PREMIER
La lumière pleut sur ses yeux fermés, sur son corps allongé au cœur arrêté.
Autour de lui, le dernier jour de la guerre jonche le sol de dépouilles par milliers, déposées à la surface de la neige rouge.
Il n’est personne parmi les autres. Ni plus précieux, ni plus important. Mais ailleurs, il pourrait être un père, un frère, un ami ou un mari. Ailleurs, il est tout.
Dans la mort, seuls leurs uniformes les distinguent. Ils étaient ennemis, ils sont désormais allongés côté à côte. Ici, leurs mains se touchent, là, leurs visages éteints se font face.
Voilà tout un hiver qu’ils s’entretuent.
Les cadavres des semaines passées sont enfouis à moitié dans le sol. Vestiges, on voit encore leur casque, parfois un peu de leur dos, on voit encore leurs bras en racines aériennes, comme s’ils poussaient de la terre même, prêts à revenir, se relever et hanter ceux qui ont décidé de cette guerre.
Ils gorgent le sol de leur sang, nourrissent les arbres de leur chair et se mélangent à leur sève. Ils seront dans chaque nouvelle feuille, dans chaque nouveau bourgeon.
Ils étaient plus d’un million, et lorsque demain et après le vent soufflera à travers les forêts de Finlande, c’est aussi leur voix qu’il portera.
Il y avait pourtant eu des jours heureux, une paix chérie.
Il y avait eu un avant, un peu avant l’enfer.
Treize chapitres comportent aussi des incipit météo : les chapitres 2, 10, 22, 23, 24, 25, 28 31, 32, 35, 42, 45 et 48.
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Un bon roman. L’auteur a du souffle, le récit a une odeur de soufre. Il est difficile de ne pas y voir un écho à la guerre qui se déroule entre la Russie et l’Ukraine.
- Un géant qui s’attaque à un voisin vulnérable pour lui arracher du territoire. Une stratégie déjà éprouvée par l’Union soviétique avec le traité inique de 1940.
- La Finlande, comme l’Ukraine aujourd’hui, a opposé une résistance farouche.
- Trump, quant à lui, a faussement accusé l’Ukraine d’être l’instigatrice du conflit, alors que les Soviétiques, en leur temps, avaient simulé une attaque finlandaise en frappant leurs propres troupes.
- Les Anglais et les Français ont abandonné la Finlande. Aujourd’hui, Trump les imite en s’alignant sur Poutine et en suspendant l’aide militaire à l’Ukraine.
- Donald Trump exige que l’aide américaine fournie par l’administration Biden soit remboursée à l’image des Français qui, honteusement, en firent autant en 1946.
En 1946, alors que la France de l’après-guerre devait se reconstruire, elle demanda sans la moindre gêne à la Finlande le remboursement de quatre cents millions de francs pour le matériel envoyé, fusils, canons et mitrailleuses, dont la plupart n’étaient arrivés que bien après la fin de la guerre. p. 418.
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Ce roman comporte un nombre important de répétitions. Des redites? Erreurs de l’éditeur? Non, la plupart sont des effets de style.
Une anaphore dans les prologues premier et second.
Il y avait eu un avant, un peu avant l’enfer. Prologue premier, dernière phrase. p. 14
Il y avait eu un avant, un peu avant l’enfer. Prologue second, dernière phrase. p. 16
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Des phrases identiques, sauf que la première phrase est à l’indicatif présent et que celle à la fin du roman est au conditionnel. Une polyptote? Une figure de style qui consiste à répéter un mot sous plusieurs formes grammaticales.
Ils [Les cadavres] gorgent le sol de leur sang, nourrissent les arbres de leur chair et se mélangent à leur sève. Ils seront dans chaque nouvelle feuille, dans chaque nouveau bourgeon. Prologue premier, p. 13
Ils [les cadavres] gorgeraient le sol de leur sang, nourriraient les arbres de leur chair et se mélangeraient à leur sève. Ils seraient dans chaque nouvelle feuille, dans chaque nouveau bourgeon. p. 411.
Je n’ai pas une prédilection particulière pour les métaphores, mais cet incipit saisit avec brio l’esprit sanguinaire de ce récit sur la guerre entre l’Union soviétique et la Finlande, qui dura 105 jours, de la fin 1939 au début 1940.
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Dernier cas de figure. Les deux premières phrases sont à la limite des effets de style anaphoriques. Les deux dernières sont répétitives.
Il faut toujours un premier mort pour y croire vraiment. (Première phrase du chapitre 20, p. 105)
La guerre… Il faut toujours un premier mort pour y croire vraiment. (chapitre 20, p.120)
Il faut toujours un premier mort, le voir de ses yeux pour vraiment croire la guerre. p. 410
La guerre survient souvent par surprise, et il faut toujours un premier mort sur notre sol pour y croire vraiment. p. 429 (dernière page du roman)
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Concernant les répétitions, dans le champ lexical de la guerre et du climat, on note les occurrences suivantes :
degré(s) : 23
froid : 54
glace : 26
mitraillette(s) : 39
mitrailleuse(s) : 48
mort : 65
morts : 36
neige : 101
tir(s) : 31
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Des chaises? Très peu, la guerre se mène debout, accroupi, couché ou en rampant dans les tranchées.
Des mouches? Avec une température pareille? Aucune des 1570 espèces identifiées par Echenoz dans son roman Bristol ne pourrait y survivre. On y trouve toutefois les expressions figées suivantes :
Quatorze fois, l’officier avait fait mouche, avec une arme automatique qui ne demandait pas qu’on la recharge à chaque tir. p. 26.
La précision avait été faite à l’intention du Français qui prit la mouche immédiatement, car les piques étaient récurrentes entre les deux hommes et appréciées par l’un d’eux seulement. p. 171
À lire. L’Histoire se répète, les romanciers aussi pour notre plus grand plaisir.
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Olivier Norek, Les guerriers de l’hiver, Michel Lafon, 2024. 446 p.