La mouche envahit toute la littérature. Où que vous posiez l’œil, vous y trouverez la mouche. Les véritables écrivains, quand ils en ont eu l’opportunité, lui ont consacré un poème, une page, un paragraphe, une ligne; Augusto Monterroso, Les mouches. Pour le contexte, voir ici
Echenoz frappe fort. Encore. Normal, c’est un véritable écrivain qui donne une fois de plus raison à Augusto Monterroso.
Le narrateur d’Echenoz, toujours au service de ses lecteurs, fait ses recherches. Il identifie avec précision la mouche, parmi les 1570 répertoriées, qui vient de se déposer sur le bureau du protagoniste principal du récit, Bristol. Admirez la précision du tir. C’est l’espèce Drosophila impudica, décrite en 1927 par le professeur Bogusław Duda, titulaire de la chaire de diptérologie à l’université de Wrocław et médaillé de l’Académie du Succès Polonais.
L’extrait au complet est exhilarant :
Juste au-dessus de cette mention saillent des extrémités de stylos feutre, stylos plume, stylos bille et surligneurs parmi lesquelles aussi le bouchon d’un tube de colle, un embout de cigarette électronique et deux poignées de ciseaux qui dépassent de ce pot à tabac, rapporté par Bristol d’un vieux week-end en Grèce et recyclé en pot à crayons. C’est à cet accessoire de bureau que le nouveau venu s’intéresse dans le détail, dressé sur ses six pattes équipées de coussinets adhésifs.
Cet intrus n’est en effet qu’une mouche de petite taille, insecte apparenté à la famille des drosophiles, genre holométabole et radiorésistant dont à ce jour on a répertorié pas moins de 1 579 espèces – et l’on est encore loin du compte – allant alphabétiquement de la Drosophila abjuncta à la Drosophila zottii. En examinant de près celle qui vient d’arriver, une identification s’impose : son abdomen rubigineux, ses ailes opalescentes ses gros yeux rouges et ses antennes en forme de peigne indiquent indiscutablement qu’elle relève de l’espèce Drosophila impudica, décrite en 1927 par le professeur Bogusław Duda, titulaire de la chaire de diptérologie à l’université de Wrocław et médaillé de l’Académie du Succès Polonais.
Nous ignorons en revanche par quels détours cet animal vient d’atterrir dans le bureau de Bristol. De tels sujets étant électivement prisés par les généticiens pour leurs recherches, il se peut que celui-ci soit échappé d’un laboratoire voisin : profitant de ce que les blouses blanches tournaient un instant le dos, il a dû vouloir jouir du peu de temps qui lui reste, son espérance de vie n’excédant guère celle d’un mois de février. Son format n’est pas très volumineux non plus : pesant un quart de centigramme et long de trois millimètres, le spécimen n’en attire pas moins l’attention de Bristol qui suspend aussitôt ses travaux.
Après avoir examiné le pot à crayons sous plusieurs angles, cet insecte va se jucher sur un Kleenex froissé depuis lequel, déployant sa voilure translucide, il s’envole vers la lampe, tournant autour de l’abat-jour avant d’entrer dans son orbe et se cogner désordonnément à ses parois, avec autant d’entrain qu’aux autos tamponneuses, puis d’aller se poser sur un reçu fiscal dont il relève le montant.
Il suffit de peu pour que Bristol se déconcentre et l’intrus, au fond, n’est pas sans intérêt. Il a l’air en vacances et prend son temps, va faire un tour ascensionnel vers les rayonnages où, passant d’un livre à l’autre dont il parcourt les titres, il s’attarde sur une monographie de Kurt Neumann. Cette excursion supposant un effort, il redescend vers le pied de la lampe pour prendre un peu de repos mais bientôt, blessé par sa lumière trop vive, il va s’abriter à l’ombre des lunettes noires dont l’indice de protection lui paraît mieux approprié. Il s’y prélasse un moment, non moins détendu que sur une chaise longue sous parasol, à peine s’il ne lèverait pas une patte pour commander un daïquiri en déployant effrontément ses parties intimes – justifiant ainsi le nom savant que lui a donné, fin latiniste, le professeur Duda.
Bristol n’a pas quitté ce parcours des yeux cependant que des siens aux facettes innombrables, le diptère balaie toujours l’espace à 360o. Puis ayant récupéré quelques forces, il reprend son vol pour alunir sur le smartphone et c’est précisément alors, sous le probable effet d’un contact électromagnétique, que sonne cet appareil. Faisant fuir l’animal vers un avenir meilleur, Bristol se saisit du smartphone, le colle à son oreille et reconnaît la voix de Nadia Saint-Clair.
Quelques pages plus loin Bristol finira par écraser rageusement la drosophile qui persistait dans le décor.
Jean Echenoz, Bristol, Éditions de Minuit, 2025. [édition numérique]
C’est vrai que cet extrait est hilarant (comme le reste du livre par ailleurs ).