Exhortation de lecture : Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour?

J’ai remarqué récemment que le roman de Georges Perec «La vie mode d’emploi» faisait partie de la collection du Club des Irrésistibles (voir ici). Excellente recommandation. Mais il faut aussi aller visiter les autres œuvres de Perec! Je me porte volontaire pour assurer leur intronisation au sein du Club puisque je m’adonne, en dilettante, cet été à la relecture des œuvres incomplètes de Perec. Je me lance aujourd’hui avec un roman d’une irrésistible drôlerie. Encore «irrésistible»? Essayons des synonymes : impérieuse drôlerie, implacable drôlerie, homérique gaillardise, puissante plaisanterie, infaillible drôlerie, foudroyante comédie, affriolante plaisanterie et pour finir (je pourrais poursuivre longuement, osons un dernier) d’une irréfragable clownerie. Il s’agit de «Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour?». Avouez que la seule vue du titre vous donne envie de quitter femme(s), homme(s), enfant(s), élections en cours et patrie pour vous y cramponner, à ce petit guidon?

La trame, très simple, un militaire, dans sa caserne à Vincennes, est appelé à se joindre au bataillon pour aller combattre les Algériens qui avaient, vous en conviendrez, a posteriori, de justes raisons pour obtenir leur émancipation. Le type militaire se nomme Karamanlis ou quelque chose comme ça. De fait, il change de nom tout le long du récit, mais on s’y retrouve étant donné les subtiles variations et la très grande simplicité de la trame narrative. Des exemples : Karatruc, Karachose, Karabine, Karafalk, etc. En fait, j’ai dénombré, à vue de nez, pas moins de 65 variations autour de son irrésistible et homérique patronyme. J’ai été un peu distrait, car les critiques littéraires bardés de diplômes affirment que le récit comporte 72 occurrences distinctes. Vivement une version numérique de l’oeuvre pour recherche efficace dans le bedon du texte. Bref, je m’égare et je résume, Karabesque ne veut pas aller nourrir de son sang les nobles contrées françaises africaines pour le compte «des sales bureaucrates planqués des effectifs de l’armée» parce qu’il a une fille dans la peau. Il s’en confie à son maréchal de logis qui s’empresse d’enfourcher son petit vélo (à guidon chromé) pour aller demander conseil à ses potes de son Montparnasse natal. Je ne vous raconte pas les trucs déments qu’ils (les potes de Montparnasse) vont imaginer pour essayer de le sortir de ce mauvais pas périlleux (c’est un pléonasme assumé)… Vous avez compris, ce roman est une affriolante farce drolatique, une bouffonnerie langagière, une loufoquerie textuelle agrémentée d’une multitude de d’ornements stylistiques : pléonasmes, calembours, contrepèteries, allitérations, anacoluthes, adjonctions, épenthèses, contresens, zeugme (un seul, merde!) etc. Vous trouverez, en fin de volume, les dites figures dans un index incomplet (encore incomplet, il ne finissait pas toujours ses devoirs Perec, il passait un temps fou à son noble boulot de documentaliste et des nuits entières à s’escrimer sur des réussites).

On s’amuse ferme, on est au pays de Raymond Queneau, de «Zazie dans le métro». Absente aussi du Club des Irréfragables, la belle Zazie. Un autre incontournable, pourtant. Un volontaire bénévole désintéressé pour rédiger une petite exhortation de lecture ?

J’allais oublié, le zeugme : Puis ils étaient allés dans un café lugubre, et ils avaient demandé au garçon, lequel avait un crâne ovoïde, un teint verdâtre et un tablier tirant sur le mauve qu’on se serait cru dans un film de Vincente Minelli. C’est à la page 89, dans Folio, Gallitruc, ISBN 2-07-037413-0.

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Texte soumis au Club des Irrésistibles pour possible publication le premier vendredi d’août

A propos Luc Jodoin

Effleure la surface des choses. Intérêt pour la littérature, la langue, les arts visuels, la sociologie et les enjeux sociaux. Tendance woke. Préfère Madrid à Barcelone.
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