Je ne suis plus retourné en bibliothèque depuis, François Bon

[Perdu suite à un crash informatique et récupéré grâce aux bons soins de Wayback machine.]

Pour le contexte

Ils sont vraiment chouettes ces blogueurs français. Tous les premiers vendredis du mois, ils déménagent leurs pénates dans la casa numérique d’un autre blogueur.  Les vases communicants : « à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. »

J’ai l’immense plaisir et honneur, en ce premier vendredi de 2013, d’accueillir François Bon dans mon humble demeure.

Lisez la bibliothèque au bout de la rue, la réinvention du livre, la création en continu sur le Web, les lieux où on écrit, le brassage social …

Je remercie François pour l’invitation sur son blogue : Le Tiers Livre. Vous pourrez y lire mon délire interprétatif numérique autour du récit Les Amazones de Josée Marcotte.

C’est ici et .

François Bon

Pendant plus de cinq mois, à Québec dite par les Montréalais « vieille capitale », j’avais la bibliothèque au bout de ma rue.

Je ne suis pas un usager de bibliothèque. Cela m’est arrivé à quelques périodes de ma vie, par exemple avant mon premier livre, quand j’avais de gros besoins de lecture et très peu d’argent. Cela a pu m’arriver ensuite par périodes restreintes, par exemple quand j’ai rédigé un essai sur Rabelais.

Le livre considéré comme rare, longtemps je me débrouillais pour me l’approprier. Dans les villes où on va, savoir lesquels sont, parmi les bouquinistes, ceux qui réservent des surprises. Tant de sous-sols, tant de poussière, de visages pas toujours aimable (ce sont souvent des bougons solitaires, dans ce métier), mais une liste mentale presque classée par ordre alphabétique, et qu’on va déplier dans chacune de ces boutiques : peu importe de mettre deux ou quatre ou cinq ans pour trouver ce livre qu’on attend. Cela ne m’a pas passé : même à Québec, cette boutique en entresol en face la rue Jacques-Cartier, la grande bouquinerie dans les hauts de la rue Saint-Jean, ou cette merveilleuse maison à livre tout à la pointe de l’île d’Orléans, ce sont souvent des rendez-vous auxquels je suis plus attaché qu’aux lieux du livre neuf.

Je serais plutôt un collectionneur de bibliothèques : souvent reçu en bibliothèque, en tant qu’auteur, se faire tout montrer. Les tré-sors de ces fonds anciens, y retrouver chaque fois comme des amis, un Buffon, un Ambroise Paré, tant de curiosités. Depuis quelques années, j’y reviens plus comme un témoignage de l’histoire incessamment réinventée du livre, permettant de mieux positionner le saut actuel, ainsi Louvain ou le palais de Rumine à Lausanne, et j’en ai d’autres dans ma collection.

J’ai pu visiter aussi une bibliothèque neuve avant aménagement, j’ai bénéficié de commandes de textes sur le fonctionnement d’une médiathèque , je sais qu’elles sont des rouages importants en lien avec notre vie d’auteurs – même si souvent l’intérêt de la bibliothèque la pousse plus facilement vers ce qu’ils disent polar, BD, jeunesse, que vers les excités du «contemporain ». Moi je n’ai pas le choix que d’être contemporain de mon travail.

En France en ce moment il y a trois sujets tabou : les horaires, la wifi, et le droit de venir en bibliothèque mais pas pour lire des livres. Ce n’est pas qu’on n’en parle pas : mais on en parle comme on dirait qu’en travers de la route il y a un mur, qu’il vaut mieux prendre une autre route ou faire le tour.

À Québec, de janvier à juin 2010, je n’avais qu’à suivre trois cents mètres de la rue Saint-Joseph pour aller à la bibliothèque. Y aller en usager : dans l’hiver on y a fait un atelier d’écriture (ça s’appelait classe-maître, décalque de l’anglais masterclass – m’ont toujours fait rire, les Québécois, à grogner contre certains de nos anglicismes d’ici alors que la langue de mes étudiants là-bas est comme l’invention d’une langue qui rassemble les deux comme par reflets – mais jamais je n’oserais utiliser cette expression en France, je dis atelier d’écriture tout simplement, ou bien creative writing workshop en bon français quand c’est pour faire bien et moderne, et non pas une pratique réservée aux exclus). Il y avait un truc terrifique dans cet atelier, qu’on commençait à 7 pm et finissait 9.30 pm, c’était la musique diffusée par haut-parleur dix minutes avant la fermeture, alors que nous on était encore en pleine lecture des textes. Mais sinon, quel symbole (je l’ai fait aussi en France, à Bagnolet ou à la BU d’Angers) : le lieu des livres devient aussi le lieu où on écrit. Une petite salle vitrée au plein milieu de la bibliothèque, juste à côté de la vitrine un peu triste et toute petite avec quelques photos et pages de Gabrielle Roy, qui donne son nom au lieu. En octobre, Québec en toutes lettres rendra hommage à l’immense et universelle écrivain du Manitoba, probablement que ce sera l’occasion de rénover la petite vitrine jaunie, et on tâchera d’en remettre une couche de notre côté aussi.

Dans la période où je viens le plus à la bibliothèque, cet atelier est terminé. Dans la journée, quand je n’ai pas à faire côté fac (où je dispose d’un bureau tout vide, mais il y a la cafétéria en bas pour discuter avec les étudiants, et quelques portes amies au septième étage), je travaille dans l’appartement, et nous gardons le début d’après-midi pour une longue marche à pied quelque part dans la ville, ou en face au long des bassins et silos du port, ou sur les collines de Lévis, de l’autre côté. Dans la journée, j’aime bien aussi aller m’installer dans un bistrot avec un café au lait et mon ordi, j’ai toujours fait ça, dans le remuement C’est en fin de journée que je viens à la bibliothèque.

Les gardiens ne m’aiment pas tellement, parce qu’ils m’ont pris de nombreuses fois, dès le temps de l’atelier, à photographier alors que c’est interdit (je me suis fait éjecter de la « grande » bibliothèque de Montréal pour la même raison, tant pis pour eux : seront pas dans ma collection sur mon site). Pourtant, moi c’est ce qui m’intéresse : les postures des corps, ici, dans le fabuleux brassage social qu’est ce bâtiment ouvert. Ceux qui vont rapidement, ceux qui s’installent en bas dans les fauteuils avec la presse et les revues, ceux qui lisent debout entre les rayons. Aussi parce qu’il m’arrive souvent, de l’autre côté de la vitre, de regarder ce bloc d’écrans de surveillance qui fait face au gardien : lire pour moi c’est intime, j’ai du mal à me faire à l’idée d’une caméra qui m’observe. En France maintenant ça se répand, mais il y a encore des blocages, j’en suis presque heureux.

Là où je m’installe, soit à une des tables de travail, soit dans un coin de fauteuils bas, avec vue en oblique sur la grande mezzanine, avec l’ordinateur soit sur les genoux, soit sur la table. Est-ce que je travaille vraiment ? Je ne viens pas pour ça. C’est le lieu où mon ordinateur devient social. Il y a la wifi, je lis un peu les journaux, français ou américains, sur mon écran, je me fais ma tournée des blogs amis. Le web est un lieu de socialité, la ville est sociale par nature, avant même que d’être matériellement bâti-ments, rues et services, la bibliothèque devient le lieu physique de cette socialité. Quand, dans l’ensemble de nos pratiques, le web tient une place majeure, mais en ce qu’il questionne la culture, l’art, la ville, le lieu physique qui affirme cet façon collective d’y réfléchir et agir prend la même force symbolique – il semble qu’on s’y colle progressivement, ici aussi. Légitimité d’un lieu de l’agir intellectuel, et tout ce qui traverse la lecture-écriture, et que la bibliothèque (appelons-la encore comme ça) peut en être le vecteur. Encore faut-il la wifi : ici en France c’est quelques oui, beaucoup de non, ceux-là crèveront la gueule ouverte mais tant pis, désertons-les.

Je viens aussi le dimanche. Je n’emprunte jamais de livres, toujours ce même recul au livre lu par d’autres (ceux des bouquinistes ont une histoire quasi individuelle, et avant le partir on viendra déposer chez le même bouquiniste tout ce qu’on ne rapporte pas), et l’obligation de les rapporter. Pas compris pourtant comment une idée aussi simple, on paye pour les best-sellers, on a les autres livres gratuitement, nous ne l’avons pas importée en France. Mais le dimanche est toujours une sorte d’éclaircie dans le travail, et les lieux ouverts dans la ville plus rares : cette suspension va bien à la bibliothèque, mais c’est un thème qu’il vaudrait mieux ne pas aborder ici en France, pas plus que les horaires du soir (la bibliothèque universitaire d’Angers, qui clôt à 22h30, est une exception).

Depuis mon retour, je brasse ces questions. Pendant six mois, j’ai vécu dans l’ultra centre-ville, si la notion de centre-ville est pertinente au Québec : peut-être quand même la vieille et historique Saint-Joseph appartient à un modèle pré-américain ? Et j’ai vécu la ville en piéton, avec ma carte de bus. En France j’ai repris la vie ordinaire de l’étalement urbain, les expéditions centre-ville (y compris pour la librairie) se programment à l’avance, on prend la voiture pour tout. Et je n’habite pas une ville avec une bibliothèque comme celles que j’apprécie à Poitiers ou Angers. Ma vraie résidence à l’Institut Canadien (et quelle chance ça a été, pour moi et mes proches) aura sans doute beaucoup plus été dans ces six mois où je me suis hébergé seul, à proximité de la bibliothèque Gabrielle-Roy presque quotidiennement fréquentée, qu’au trimestre précédent dans le petit studio proposé à leurs invités, dans la vieille ville.

Et j’écris peut-être ceci sur le blog d’un bibliothécaire pour cette raison : je construis chaque jour mon propre dispositif d’information. Il inclut encore la presse, mais dans une proportion somme toute réduite. Il se fabrique avec une suite, en configuration fluide, à renouvellement lent, de sources que je décide moi-même, à partir de premières rencontres arbitraires, lors d’une recherche précise, ou par sérendipité (je n’aime pas le mot), recommandation d’un ami réseau, souvent des sources très spécialisées chacune dans leur domaine, une atomisation des sources. Dans ces sources, de nombreux bibliothécaires. Voire plus que d’auteurs parmi mes anciens collègues du monde écrit, bien plus que de libraires ou d’éditeurs qui semblent avoir renoncé (renoncé : à ce partage réseau, qui se refait chaque jour), et à égalité certainement avec ce monde d’une création en questionnement, gestation, nouvelles formes de récit et d’articulation collective des récits, dont témoignent ces vases communicants.

Ce que j’ai vécu dans ces six mois de retour quasi quotidien à une bibliothèque ouverte de centre-ville, mais qui ne m’accueillait (comme tant d’autres) que pour mes usages numériques, j’ai l’impression de le prolonger, dans mon quotidien web, par cette galaxie de bibliothécaires que j’y croise, et quand bien même ils s’y expriment à titre personnel, hors de leur propre établissement. Est-ce que cette bibliothèque atomisée et sans lieu constitue une nouvelle bibliothèque ? Existe-t-elle indépendamment des éta-blissements qui chacun accueillent, pour des fonctions pas forcément liées au numérique, ces blogueurs bibliothécaires ? Est-ce d’autre part normal d’en arriver à considérer l’infinie disposition des ressources (ce n’est pas vrai, elle est loin d’être infinie, et quelle plaie que ces différences dans le droit d’auteur, qui me contraignent à passer par un « free proxy » pour accéder à des ressources de domaine public au Québec, mais encore sous séquestre pendant vingt ans en France…

Merci à Luc Jodoin, que je croise ainsi dans ce quotidien qui m’est le plus nécessaire, et le plus ouvert, de m’accueillir pour le dire : ce sont des questions, et qui résonnent bien plus lourdement dans notre vieil hexagone que dans le Québec expérimentateur et découvreur.

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A propos Luc Jodoin

Effleure la surface des choses. Intérêt pour la littérature, la langue, les arts visuels, la sociologie et les enjeux sociaux. Tendance woke. Préfère Madrid à Barcelone.
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