Monsieur était passé sous mon radar lors sa parution en 1986. Mon ami Luc Séguin me l’a recommandé.
J’ai fait mes recherches.
Un lecteur irrité écrivait sur Babelio : «Ce texte s’il est bien rédigé ne raconte rien, strictement rien, et le héros « Monsieur » est d’un ennui mortel.»
Il ne se passe rien, disait-il, c’était certain que cela allait me plaire.
Disons pour employer un cliché de la critique littéraire que ce récit est une entreprise de déconstruction des schémas habituels des trames narratives auxquelles est habitué le lecteur lambda et une mise à l’épreuve de sa capacité anticipatoire par différentes stratégies discursives : un zeste d’absurde, des chemins qui ne mènent nulle part, des situations incongrues et loufoques et la surproduction réjouissante d’incidentes (ex. ici) et d’ellipses.
Un roman ludique, drôle et peu conventionnel. Le Monsieur de «Monsieur» est tout à fait marrant.
Des extraits, à l’appui de mon propos, triés sur le volet et désordonnées au vu de la progression du récit :
Il y avait là, dans ce salon, prenant l’apéritif devant la cheminée, plusieurs amis des Romanov dont, pour les plus prestigieux, un secrétaire d’État dont Monsieur ignorait jusqu’à l’existence du portefeuille et un scientifique américain qui n’était pas encore arrivé.
Ensuite, il entreprit de mettre le couvert, les verres et les assiettes, et posa sur la table une bouteille de beaujolais. Je n’ai pas de tire-bouchon, malheureusement, dit-il, mais ce n’est pas grave n’est-ce pas, nous boirons de l’eau.
Il s’assit à côté d’elles [des jumelles] et, les bordant, les embrassa sur les quatre joues.
Puis, comme le taxi s’éternisait dans les embouteillages, ils en vinrent à échanger des informations plus personnelles, un peu au hasard, de façon décousue. Ainsi, par exemple, apprirent-ils qu’ils avaient vingt-neuf et trente-quatre ans, tandis que le chauffeur de taxi, pour sa part, en avait quarante-sept.
Elle était belle, ainsi, vêtue d’un chemisier blanc et d’une veste en daim. Sur le haut du front, elle avait un petit bouton de chaleur, adorable, qui avait sûrement dû la rendre honteuse quand elle s’était préparée pour la soirée.
Monsieur, à vrai dire, aurait été bien incapable de dire pourquoi sa fiancée et lui avaient rompu. Il avait assez mal suivi l’affaire, en fait, se souvenant seulement que le nombre de choses qui lui avaient été reprochées lui avait paru considérable.
Monsieur resta longtemps ainsi à regarder le ciel, et, à mesure qu’il s’en pénétrait, ne distinguant plus maintenant qu’un réseau de points et les lignes des constellations, le ciel devint dans son esprit un gigantesque plan de métro illuminant la nuit. Alors il s’assit et, partant de Sirius qu’il repérait sans peine, il évolua du regard vers Montparnasse-Bienvenüe, descendit jusqu’à Sèvres-Babylone et, s’attardant un instant sur Bételgeuse, arriva à
l’Odéon, où il voulait en venir.
Notes de lectures : la trame narrative
[Une histoire sens dessus dessous avec son lot de petits rebondissements totalement inattendus quoiqu’en pense le lecteur irrité cité plus haut]
Monsieur prend possession de son bureau (chez Fiat France, nous l’apprendrons plus tard). Il élague les dossiers de son prédécesseur et il installe sa cafetière électrique, provisoirement, sur une vieille caisse de livres.
Monsieur lit et annote des hebdomadaires et des revues spécialisées.
Monsieur croise parfois le directeur général de la boîte, dans l’ascenseur. Conversations d’ascenseur.
Monsieur assiste à des réunions convoquées par le directeur général. Il tente de passer inaperçu en s’assoyant à la dix-septième place, dans l’axe de sa superviseure, madame Dubois-Lacour. Il n’y coupe pas, il doit parfois répondre, sèchement et professionnellement, aux questions du D.-G. [mauvais résumé, Toussaint utilise peu d’adverbes].
Monsieur reçoit parfois à son bureau des invités auxquels il promet des graphiques et des tableaux. Après leur départ, il y songe.
Monsieur pratique le football en salle.
Monsieur se fait bousculer par un quidam à un arrêt d’autobus, et se foule un poignet.
Monsieur a une fiancée. Elle va tenter de le soigner en lui mettant le bras dans un seau à glace et en lui installant un lit de camp dans sa chambre, à elle.
Les parents (Les Parrain) de la fiancée découvrent, indifférents, la présence de Monsieur dans la chambre de leur fille.
Le lendemain, Monsieur croise la mère de la fiancée dans le couloir. Monsieur doit lui rappeler comment il s’appelle. Ils déjeunent avec les Parrain cependant que la fiancée dort toujours.
Le père Parrain examine le poignet de Monsieur et, n’y voyant rien, conclut qu’une radiographie est nécessaire.
Monsieur n’aime pas les hôpitaux et préférait consulter le docteur Douvres qui habite le même immeuble que les Parrain.
La fiancée s’est enfin réveillée. Elle fait son apparition dans la salle à manger et dit à ses parents que Monsieur est quelqu’un d’important : un important responsable financier de Fiat France.
Madame Parrain lui demande s’il a des prix.
Monsieur se pointe au cabinet du docteur Douvres qui appuiera sur son os esquinté. On apprend que le docteur gagne plus d’argent que Monsieur.
Monsieur appelle sa secrétaire pour lui demander d’annuler ses rendez-vous et d’aviser sa superviseure, Mme Dubois-Lacour, qu’il sera absent jusqu’au début de la semaine prochaine.
Monsieur annonce à sa fiancée qu’il va passer la semaine à Cannes. Ils y va. Tout se passe bien.
Durant ce séjour, Monsieur en profite pour jouer aux courses à l’hippodrome et faire des parties de billard avec un petit vieux.
Durant ce séjour, son ami, Louis, l’invite à venir passer quelques jours chez lui à Vence, non loin de Cannes. En route pour Vence, Monsieur en profite pour raconter à Louis l’expérience de mécanique quantique menée par Schrödinger (vous savez, celle avec le chat? Non? C’est par ici, en anglais et là, en français).
Monsieur, au lendemain d’une soirée bien arrosée en compagnie de Louis, se laisse couler dans un hamac.
Monsieur et Louis coupent du bois.
Monsieur revient à Paris. Il est accueilli dans l’appartement des Parrain, avec lesquels il joue au Scrabble. Les Parrain adoptent Monsieur, car il est agréable à vivre.
Les Parrains sont tout de même rongés par des scrupules puisqu’ils abritent Monsieur, sachant que Monsieur et sa fiancée ont rompu.
En fait, la fiancée fréquente un autre homme, Jean-Marc, homme d’âge mûr et marié, et à qui ça ne déplaît pas de découcher.
Quand le Jean-Marc vient dîner à la maison, la fiancée demeure distante avec Monsieur.
Jean-Marc est plein d’attentions pour les Parrain étant donné la liaison qu’il a avec leur fille (mineure, apprend-on entre parenthèses). [Toussaint fait un usage parcimonieux, mais toujours facétieux des parenthèses].
Les Parrain se la coulent douce avec Monsieur, mais ils finissent par lui trouver un appartement dans lequel il se touche le sexe ou la joue, bien campé dans son transatlantique.
Un voisin, Katz, géologue, vient frapper à sa porte. Ils font connaissance et sirotent des verres de vin. Katz aimerait bien mettre à contribution Monsieur pour la rédaction d’un traité de minéralogie. Monsieur n’y connaît rien. Mais il ne sait dire non, alors il accepte de taper, à deux doigts, durant les week-ends, le traité en question sous la dictée de Kaltz.
[Nous aurons l’occasion tout au long du récit de lire une dizaine d’extraits du traité, tous aussi abscons les uns que les autres. Parmi eux : Le béryl, mit ein i grec, minerai double d’aluminium et de béryllium, est un cristal hexagonal, tandis que la topaze, comme nous l’avons déjà indiqué, est un fluorosilicate d’aluminium orthorhombique. De même, les grenats, silicates doubles d’aluminium et de calcium, magnésium, fer, manganèse ou chrome, sont utilisés en joaillerie pour leurs formes cubiques.]
Monsieur se lasse de ses travaux de graphomane. Il s’en confie à sa supérieure. Mme Dubois-Lacour lui dit qu’il n’avait qu’à refuser et que, somme toute, qu’il n’a qu’à se démerder.
Trouvant la situation insoluble, Monsieur décide de déménager afin de s’éloigner de Kaltz.
Madame Dubois-Lacour, quand même toujours prête à rendre service, lui suggère d’aller visiter une chambre d’étudiant chez monsieur Leguen.
Après une courte visite, il refuse d’emménager chez monsieur Leguen, car il règne, entre autres inconvénients, dans la chambre d’étudiant qui lui a été attribuée ,– ancienne chambre de la mère de Leguen – une odeur de cire mêlée de sperme sec.
Retour à son appartement précédent. Kaltz s’y trouve. Ils reçoivent la visite de Mme Pons-Romanov (une connaissance de Kaltz). Monsieur l’invite à s’asseoir dans le transatlantique.
Où l’on apprend que ladite dame est une cartographe – spécialiste en minéralogie – , qu’elle est toute désignée pour illustrer le traité de Kaltz. En fait, ce dernier en pince un peu pour elle. Il l’invite d’ailleurs dans son appartement voisin à venir déguster des biscottes de kerrling et des rollmops. Un verre de champagne pour accompagner le tout? [truc éculé]. Radin, de surcroît, c’est du mousseux.
Bon, madame semble plus intéressée par Monsieur qu’elle admire dans le reflet de la fenêtre. De plus, elle ne boit pas. Kaltz ne se laisse pas démonter. Il lui offre du Schweppes qu’elle accepte volontiers.
Mme Pons-Romanov accepte, résignée, de lire les premières pages du tapuscrit du traité minéralogique. Kaltz informe Monsieur qu’ils sont invités à aller passer le week-end dans la maison de campagne des Pons-Romanov.
Réception chez les Pons-Romanov. Il y a du beau monde et des brochettes en quantité à déguster pour tous et toutes. Monsieur joue au ping-pong avec le secrétaire d’État et Hugo, le fils des Pons-Romanov. Monsieur taille des rosiers. Une vie rêvée.
Fait saillant du week-end : Raltz convainc Monsieur de ne pas porter de cravate avec son pull jaune.
Ils se font déposer à Paris par le secrétaire d’État. Kaltz invite Monsieur à venir manger un morceau chez lui. Il a une surprise pour lui : des dessins, des photocopies et des esquisses du traité de minéralogie en cours de rédaction. En apéro : des rollmops un peu desséchés autour de leur cure-dent.
Il doit quitter l’appartement de Kaltz pour aller garder les jumelles (Jeanne et Clothilde) de son frère. Il les initie au jeu d’échecs et une fois, pour varier, il les emmène au Palais de la Découverte. Après la visite, les jumelles veulent manger une pizza. Monsieur refuse. Franchement! A leur âge, une pizza ?
Monsieur finit par emménager chez les Leguen dans la chambre qui ne sent ni la rose ni le jasmin. Ludovic (le fils de Leguen) demande de l’aide à Monsieur en vue d’une interro en physique.
Monsieur sort dans la ruelle, visite le quartier, achète des chaussures et pénètre dans un café. Ça se corse (pour moi). Disons qu’à une table voisine, il y a deux individus qui le reluquent. L’un deux, Levasseur, prépare un mémoire sur le lycée de Chartres durant la drôle de guerre. À la table de Levasseur, l’accompagne un homme qui a fréquenté ce lycée dans les années 39-40. Levasseur veut l’interviewer, mais il n’a pas de crayon (ni de magnétophone). Il demande à Monsieur s’il ne pourrait pas lui prêter un crayon. Monsieur refuse, il ne prête jamais son crayon, mais si Levasseur veut bien lui donner ses feuilles, il veut bien retranscrire l’entrevue. Monsieur ne sait pas dire non. Il finit encore une fois par se lasser de ce fastidieux exercice, et il se tire.
Monsieur, oui, en toutes choses, son mol acharnement.
[…]
La suite? Sachez que Monsieur fera la rencontre d’Anna Bruckhardt. Tout ira plutôt bien. Monsieur ne sait dire non.
Ils se regardèrent avec tristesse dans les yeux. Anna Bruckhardt lui toucha la joue, alors, doucement, l’embrassa dans la nuit. Hip, hop. Et voilà, ce ne fut pas plus difficile que ça.
La vie, pour Monsieur, un jeu d’enfant.
P.-S. Les gens, tout de même. Cet énoncé revient à huit reprises dans le récit, avec (6) ou sans (2) parenthèses. C’est une variation sur le même thème, disent d’aucuns.
Jean-Philippe Toussaint, Monsieur, Paris, Éditions de Minuit, 1986, 120 p, (édition numérique).