La trajectoire de la balle

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La balle qui dormait dans le canon depuis quatre siècles traversa la rue avec tout l’héritage des églises et des temples bâtis au milieu des jungles, survola la chaussée et les chiens errants, se fraya un chemin entre les chevaux et les vendeurs de gourmandises, alla plus loin encore, franchit les champs et les herbes de la Guajira, continua par la nuit blanche qu’habitent les crapauds géants et les scarabées métalliques, pénétra les forêts bondées de devins qui lisent dans le bal des chauves-souris, descendit dans les cañons escarpés où les trafiquants de perles plongent pour arracher les larmes des coraux, atteignit les profondeurs des boyaux de Catatumbo, au cœur des nids de sirènes, dépassa les rivages de Perijá qui polissent, vague après vague, le ventre des canoës, et remonta jusqu’aux sources du Magdalena, où autrefois mille deux cents soldats avaient traversé les aurores peuplées d’oiseaux aux noms inconnus, ouvrant des sentiers à coups de machette et de prières chrétiennes, portant de lourdes croix en or au fond de leurs cuirasses, persuadés de conquérir enfin ce que les alchimistes de Navarre avaient appelé le Nouveau Jardin de Dieu, et cette balle qui faisait le tour du temps en parcourant les ravins de la mémoire et les dernières plantations de l’amour, revint à Maracaibo dans la petite rue de San José et arrêta sa course contre le bois de la porte de la famille Rodriguez, à un mètre du ventre d’Eva Rosa où dormait, avant de naître, Ana Maria Rodriguez, celle que le pays appellerait demain la doctora.

Miguel Bonnefoy, Le rêve du jaguar, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2024. [édition numérique]

 

 

 

A propos Luc Jodoin

Effleure la surface des choses. Intérêt pour la littérature, la langue, les arts visuels, la sociologie et les enjeux sociaux. Tendance woke. Préfère Madrid à Barcelone.
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