Les Olympiques sur W : dystopie perecquienne

Les récits dystopiques ont la cote ces temps-ci : Hunger Games, Total recall, Farenheit 451. Mais c’est quand même Perec qui a le mieux décrit le meilleur des mondes dans son récit autobiographique W ou le souvenir d’enfance en imaginant une société – W – totalement organisée et hiérarchisée autour du sport et de l’idéal olympique. Belle métaphore pour se rappeler l’holocauste. À lire!

Lecture de circonstance pendant les Olympiques de Londres.

Je note, pour mémoire.

L’Athlète W n’a guère de pouvoirs sur sa vie. Il n’a rien à attendre du temps qui passe. Ni l’alternance jours et des nuits ni le rythme des saisons ne lui seront d’aucun secours. p. 215

Courir, Courir sur les cendres, courir dans les marais, courir dans la boue. courir sauter, lancer le poids. Ramper. S’accroupir, se relever, s’accroupir. Très vite, de plus en plus vite. Courir en rond, se jeter à terre, ramper, se relever, courir. Rester debout, au garde-à-vous, des heures, des jours, des jours et des nuits. à plat ventre! Debout! Habillez-vous! Déshabillez-vous! Courez! Saute«! Rampez! À genoux! p. 216

Il y a deux mondes, celui des Maîtres et celui des esclaves. Les Maîtres sont inaccessibles et les esclaves s’entre-déchirent. Mais même cela, l’Athlète W ne le sait pas. Il préfère croire à son Étoile. Il attend que la chance lui sourie. Un jour, les Dieux seront avec lui, il sortira le bon numéro, il sera celui que le hasard élira pour amener jusqu’au brûloir central la Flamme olympique, ce qui, lui donnant le grade de Photophore officiel, le dispensera à jamais de toute corvée, lui assurera, en principe, une protection permanente. Et il semble bien que toute son énergie soit consacrée à cette seule attente, à ce seul espoir d’un miracle misérable qui lui permettra d’échapper aux coups, au fouet à l’humiliation, à la peur. L’un des traits ultimes de la société W est que l’on y interroge sans cesse le destin : avec de la mie de pain longtemps pétrie, Les sportifs se fabriquent des osselets, des petits dés. Ils interprètent le passage des oiseaux, la forme des nuages, des flaques, la chute des feuilles. Ils collectionnent des talismans : une pointe de la chaussure d’un Champion olympique, un ongle de pendu. Des jeux de cartes ou de tarot circulent dans les chambrées : la chance décide du partage des paillasses, des rations et des corvées. Tout un système de paris clandestins, que l’Administration contrôle en sous-main par l’intermédiaire de ses petits officiels, accompagne les compétitions.  216-217

Il faut voir…

Il faut les voir, ces Athlètes qui, avec leurs tenues rayées, ressemblent à des caricatures de sportifs 1900, s’élancer coudes au corps, pour un sprint grotesque Il faut voir ces lanceurs dont les poids sont des boulets, ces sauteurs aux chevilles entravées, ces sauteurs en longueur qui retombent lourdement dans une fosse emplie de purin. Il faut voir ces lutteurs enduits de goudron et de plume, il faut voir ces coureurs de fond sautillant à cloche-pied ou à quatre pattes, il faut voir ses rescapés de marathon, éclopés, transis, trottinant entre deux haies serrées de Juges de touche armées de verges et de gourdins. Il faut les voir ces athlètes squelettiques, au visage terreux, à l’échine courbée, ces crânes chauves et luisants, ces yeux plein de panique, ces palies purulentes, toutes ces marques administrées chaque heure, chaque jour, chaque seconde, d’un écrasement conscient, organisé, hiérarchisé, il faut voir fonctionner cette machine énorme dont chaque rouage participe, avec une efficacité implacable, à l’anéantissement systématique des hommes, pour ne plus trouver surprenante la médiocrité des performances enregistrées : les 100 mètres se court en 23″4, le 200 mètres en 51″, le meilleur sauteur n’a jamais jamais dépassé 1,30m. pp 217-218

Celui qui pénétrera un jour dans la Forteresse (olympique). Il n’y trouvera d’abord qu’une succession de pièces vides, longues et grises. Le bruit de ses pas résonnant sous les hautes voutes bétonnées lui fera peur, mais il faudra qu’il poursuivre longtemps son chemin avant de découvrir, enfouis dans les profondeurs du sol, les vestiges souterrains d’un monde qu’il croira avoir oublié : des tas de dents d’or, d’alliances, de lunettes, des milliers et des milliers de vêtements en tas, des fichiers poussiéreux, des stocks de savon de mauvaise qualité… p 218

… à lire,  je vous disais.

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Mes remerciements à Joachim Luppens qui m’a inspiré pour la rédaction de ce billet.

Georges Perec : W ou le souvenir d’enfance, Paris, Denoël, 1975, 220 pages

Illustration : Le mémorial de Prague sur l’holocauste

A propos Luc Jodoin

Effleure la surface des choses. Intérêt pour la littérature, la langue, les arts visuels, la sociologie et les enjeux sociaux. Tendance woke. Préfère Madrid à Barcelone.
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