Les gratitudes de Delphine de Vigan : sa mécanique

Les gratitudes

J’apprends que ce roman fracasse les records de vente en France et au Québec. Les avis sont partagés quant à ses qualités. Un rapide survol des réseaux sociaux et des critiques publiées dans la presse démontre un engouement certain pour Les gratitudes. «Roman solaire» pour le Journal Le Monde. Quatre-vingts pour cent des utilisateurs de Google ont apprécié le livre. L’équipe de l’émission radiophonique Le masque et les plumes a jugé l’œuvre «mièvre et sirupeuse». En entrevue, peu soucieuse des critiques, Delphine de Vigan affirme : «Il y a une différence entre les bons sentiments et les sentiments bons.[i]»

Gardons la tête froide, ce n’est tout de même pas un débat sur la laïcité.

Jetons un regard sur la mécanique de ce roman.

Le récit

Michèle Seld. Michka, pour les intimes. Juive. Née en 1935 (mauvaise année). Elle a atteint l’âge vénérable au moment du récit. Atteinte d’aphasie, elle devra quitter son domicile et être accueillie dans une maison de retraite. Marie, sa fille adoptive, lui rend visite toutes les semaines pour la soutenir dans son épreuve. Jérôme, un orthophoniste, passe deux fois par semaine dans sa chambre pour la soumettre à de petits exercices dans le but de retarder l’inéluctable : la perte totale du langage. Elle le perdra et finira par mourir. Une finale en forme de gratitude et d’espoir, dit-on.

La narration

Il y a trois narrateurs. Un roman choral, ai-je lu. Julie, Jérôme et un narrateur omniscient faisant le récit des cauchemars de Michka. Mise en scène d’une directrice acariâtre et pétrie des principes de la performance, de la rentabilité, de l’efficience et de l’efficacité en matière de gestion des maisons de retraite. Elle terrorise la pauvre bénéficiaire. Fait à noter, Michka retrouve complètement ses facultés langagières dans ses rêves. Elle recouvre aussi la mémoire, et peut nous raconter des bribes des événements de son enfance, dans la vraie vie. Des recherches dans le web profond ne m’ont pas permis de vérifier la plausibilité du phénomène. La paraphasie sémantique disparaît-elle dans les rêves? J’ai suspendu mon incrédulité et toléré une possible licence poétique de l’autrice.

Les thèmes

Delphine de Vigan n’y va pas moderato cantabile, elle décline, dans un court récit, un fort concentré d’événements sur le thème de l’abandon, de la perte et de la gratitude,  tout comme dans son précédent roman : Les Loyautés.

Michka. Elle perd le langage, son foyer et perdra bientôt la vie. Une vie amoindrie, rétrécie. Vieillir, c’est apprendre à perdre.

Sa mère, lors d’une rafle durant la Deuxième Guerre mondiale, la confie à un couple (Henri et Nicole Olfinger) pour éviter qu’elle soit embarquée dans un train pour Auschwitz. Fin de la guerre, elle doit les abandonner, car elle est recueillie par la cousine de sa mère. À sa majorité, ladite cousine finira par la laisser et retourner vivre en Pologne, là où tout le monde était mort. Elle y meurt. Michka est obsédée par une idée : retrouver sa famille adoptive. Pour leur dire merci. Ses parents sont déportés et gazés dans les camps de la mort.

Marie. Mère absente, lors de son plus jeune âge. Elle est accueillie par la voisine de palier : Michka. Sa mère meurt alors qu’elle atteint la majorité. Au moment du récit, elle rencontre un jeune homme. Elle tombe enceinte. Le garçon n’est pas vraiment en amour et il a des visées professionnelles. Il la quitte pour un boulot en Inde.

Jérôme. L’orthophoniste passe sa vie à tenter de ralentir la perte du langage chez ses vieux. Il accueille tout de même avec flegme la mort de ses patients. Il est divorcé. Sa mère est morte alors qu’elle était jeune. Il a coupé tous les ponts avec son père depuis de nombreuses années. On ne sait pas trop pourquoi. Michka l’encourage à reprendre contact avec son père, à lui écrire. On apprend qu’il lui a pardonné.

Le style

Paraphasie sémantique aidant, le livre déploie toute une série de jeux de langage. Trop? Il s’agit de créer du sens avec du non-sens. Un feuilleté sémantique (Barthes?). Sorte de réincarnation de Momo dans La vie devant soi. Impression parfois que les dialogues ont été écrits par Marc Favreau (Sol).  Stratégie textuelle indémodable, il semble. Est-ce que ça tient la route pour une personne atteinte d’aphasie envahissante et de troubles neurologiques? Profusion d’effets humoristiques et ironiques. À vous de juger. Des extraits, triés sur le volet :

Michka n’a pas complètement perdu la tête :

Bon, allez, Michka, au travail! Écoutez bien : antiquaire, disquaire, libraire, ébéniste. Quel est le terme générique qui les relie?

  • La disparition

Elle ne vit pas avec des résidants, mais avec des résignants, et aussi des résistantes.

Elle ne fait pas des exercices pour retrouver le langage, mais des esquisses.

Quand elle va mourir, lors de ses obstèques, elle ne veut pas une incinération, mais une abréviation.

Marie n’est pas enceinte, elle est en plainte.

Elle ne joue pas au bridge, mais au fridge, avec les Femen [!].

Le fauteuil n’est pas roulant, il est croulant.

La vie ne la tracasse pas, elle la fracasse.

L’aide-auxiliaire de Michka est une militaire.

Marie veut que Michka s’installe chez elle. Réponse de Michka : Non c’est hors de gestion. Les vieux, tu sais ça pèse lourd. Ça ne va pas s’arranger. Je sais très bien comment ça se casse.

Elle a un souci pour la langue, elle ne tient pas compte des circonstances, mais des circonflexes.

Ce que Simone Veil a fait pour les femmes ce n’est pas formidable, c’est formidouble.

Sale fin de vie, elle ne dit pas merci, elle dit merdi.

Épilogue

Une fin de récit que je ne dévoilerai pas. Apologie de la gratitude et un grand merci à la vie.

Au vu des commentaires lus ici et là, les gens ont aimé, ri et pleuré.

Moi?

  • Pas tellement!

Trop-plein de bonté, de gratitude et aussi de misère.  Trop-plein de jeux de langage. On se lasse. Trop de sentiments bons. Facilité narrative : le narrateur omniscient nous faisant part des rêves, angoisses et souvenirs de la vieille. Trame narrative bon enfant. Enchaînement prévisible des événements.

[i] Philippe Couture, «Les gratitudes» : Delphine de Vigan dit merci à la vie, Le Devoir, 20 avril 2019.

Delphine de Vigan, Les gratitudes, JC Lattès, Le masque, 2019, 192 p.  [édition numérique]

 

A propos Luc Jodoin

Effleure la surface des choses. Intérêt pour la littérature, la langue, les arts visuels, la sociologie et les enjeux sociaux. Tendance woke. Préfère Madrid à Barcelone.
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