Un amour de Valence : clichés lacaniens (2)

lacan_l1

[Variation sur un même thème : Un amour de Valence. Série. Voir aussi : Duras.]

Le patient – Bonjour docteur.

Lacan – Bonjour. Étendez-vous. Que puis-je pour vous?

Le patient – Je ne dors plus. Je ne vis plus. Je m’abîme. J’ai fait la connaissance d’une fille somptueuse dans un bassin des Jardines del Real, non loin du Paseo de la Alameda : La femme de Valence. Une déesse à la peau d’albâtre. Elle se couvre de longs châles de Bagdad pour garder sa peau intacte, pure et inachevée… comme une offrande…

[Lacan est en mode «écoute flottante» ainsi que le suggère Sigmund Freud dans ses écrits. Il en profite, pendant que le patient s’épanche, pour parcourir d’un œil furtif  le dernier numéro du Paris Match dans lequel il est question du combat de Brigitte Bardot pour la survie des blanchons au Québec]

Lacan – Poursuivez. Poursuivez. Calmez-vous! Tout va bien.

Le patient – Elle est inatteignable, évanescente, plurielle…

Lacan – Du concret!

Le patient – Nous nous baignâmes dans les eaux du bassin des Jardines del Real. J’ai hésité. L’eau froide m’effraie. Mais avec elle, je me serais jeté du haut d’un pont… Elle était rassurante… J’avais mis mon maillot… [il s’étouffe dans sa salive] … j’avais enfilé mes bras dans des flotteurs, vous voyez le genre – de robustes et jolis canards…

Lacan – Oui je le conçois… Ces flotteurs qui vous aidaient à vous sentir comme dans le liquide amniotique de votre mère. Vous aimiez votre mère.

Le patient – Euh! Vous croyez ?

[Lacan est en toujours mode «écoute flottante» et en profite pour admirer, toujours dans son Paris Match, les bijoux de la couronne britannique]

Le patient – Rien à faire. N’y arrivais pas. Virevoltais dans l’eau. Prenais la tasse. Incapable d’atteindre la branche du mandevilla à ma portée au-dessus du bassin pour ne pas me noyer. Et elle, elle, elle s’éloignait. Sa prégnante et sulfureuse odeur de cédrat et d’héliotrope s’estompait. J’allais m’égarer…

Lacan – Il vous faut apprendre à dire Je. Vous êtes. Vous existez.

Le patient – Je n’y arrivais pas. Je virevoltais…

Lacan – Ça, ça, c’était dur?

Le patient – Les flotteurs. Non, ils s’étaient complètement dégonflés.

Lacan –  Non. Ça. Il faut que je vous fasse un dessin?

Le patient – Je crois que j’ai saisi. Non, mais c’était en voie… et de toutes façons un jeune homme de La Chine du Nord s’est soudainement jeté à l’eau, s’est approché et nous a demandé en espagnol, en plus : Queréis hacer un trio? J’ai cru comprendre qu’il nous proposait une valse érotique à trois.  Voyant mon hésitation, la femme de Valence est lentement sortie de l’eau en compagnie de l’intrus. Le Chinois l’a emmailloté dans un large vêtement oriental, l’a chargée d’un seul bras sur son épaule, et l’a transportée telle une plume dans sa limousine stationnée, je crois, tout près sur le Paseo. Je suis resté, seul, Gros-Jean comme devant, à divaguer tel un idiot dans les eaux de ce bassin maudit.

Lacan – Vous savez, aimer c’est essentiellement vouloir être aimé. Vous savez, aussi, aimer c’est donner ce que l’on n’a pas (ça bien dur) à quelqu’un qui n’en veut pas.

Le patient – Je ne pourrai jamais oublier La femme de Valence…

Lacan – Et ce Chinois, c’était le Père, vous auriez aimé le tuer après avoir aimé votre Mère dans le bassin…

Le patient – J’ai eu cette funeste pensée, en effet. Quel gâchis!

Lacan –Tutututut. Il vous faut oublier cette femme. Vous permettez que je vous lise un extrait du tapuscrit de l’un de mes séminaires, le vingtième.  Ils l’ont publié au Seuil sous le titre Encore, c’est en vente à la FNAC.

Le patient – Je vous en prie.

Lacan – «Pour l’exorciser, il suffirait peut-être d’avancer que, quand on dit de quoi que ce soit que c’est ce que c’est, rien n’oblige d’aucune façon à isoler le verbe être. Ça se prononce c’est ce que c’est, et ça pourrait aussi bien s’écrire de quessé…  seskecé. On ne verrait à cet usage de la copule que du feu. On y verrait que du feu si un discours, qui est le discours du maître, m’être, ne mettait l’accent sur le verbe être

Le patient – De quessé?

Lacan – Seskecé!

Le patient – Euh! Enfin, que voulez-vous exprimer exactement par ses propos sibyllins?

Lacan – Je crois comprendre que vous n’avez pas tout à fait saisi mes jeux de langage. Quand je dis «copule», je ne cause ni de linguistique, ni d’Aristote, ni de Ferdinand de Saussure. Je dis la «copulation».

Le patient – Ah!

Lacan – Quand je dis m’être, vous devriez entendre mettre. Mettre ça bien dur dans les noirceurs abyssales féminines! Vous êtes la réincarnation d’Œdipe, vous vous êtes crevé les yeux et vous errez dans le monde.

Le patient – Que puis-je faire?

Lacan – C’est tout pour aujourd’hui. Cela sera 150 000 anciens francs, on se voit la semaine prochaine. Vous me direz plus à fond vos angoisses aquatiques. D’ici là, un conseil, un maillot en néoprène «full body», ce n’est pas le pied pour des bains de minuit.

Inspiré de :

Jacques Lacan, Le séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, 133 p.

La citation lue par Lacan se trouve à la page 33. L’expression «de quessé» ne s’y trouve pas.

 

 

A propos Luc Jodoin

Effleure la surface des choses. Intérêt pour la littérature, la langue, les arts visuels, la sociologie et les enjeux sociaux. Tendance woke. Préfère Madrid à Barcelone.
Ce contenu a été publié dans Calembredaine, Pastiches, avec comme mot(s)-clé(s) , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *