Un Amour de Valence : clichés proustiens (3)

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[Pastiche et mashup. Variation sur un même thème, avec récurrence de certains motifs présents dans les récits précédents : Un amour de Valence. Série : Duras, Lacan]

Longtemps,  j’ai marché dans Valence. Mes parents et ma grand-mère y louaient une villa, l’été, au bord de la mer, dans les faubourgs de la Malava-Rosa. Tous les soirs, après le dîner, quand mes parents me l’autorisaient, je quittais la maison pour me rendre en ville, disait-on, alors que Valence n’était guère, à ce moment, plus vaste que Monjouvain. Ma grand-mère disait à mes parents que ces longues marches étaient  bonnes pour le soin de mon asthme, de mes vertiges et de ma sensibilité, excessive, ajoutait-elle sans moquerie. J’allais insouciant, arpentant les venelles et les avenues, fasciné par les jacarandas en fleurs, par les platanes qui se disputaient l’espace avec des arbres monumentaux – des ficus – dont les racines semblaient vouloir s’extraire du sol, prêts à la guerre, toutes griffes dehors. Ces géants me protégeaient du sirocco venant de la mer, assourdissaient le bruit des sirènes stridentes des paquebots qui partaient pour l’Amérique. Parfois, au hasard de mes déambulations j’apercevais au loin la fine pointe d’un clocher qui me rappelait celui de l’Église St-Hilaire, à Combray. Il me fallait emprunter le Paseo de l’Alameda, menant directement aux Jardines del Real, à son étang cerné de myosotis, de glaïeuls, de brugmensias et d‘une prodigieuse tonnelle de mandevillas grimpants qui m’enivrait, avec sa puissante odeur de jasmin; j’y avais mon banc de pierre; un banc usé par le vent, mais embelli par les gouttes d’or de pluie que le temps y avait déposé; ce banc où j’aimais m’asseoir pour lire les textes de Bergotte que m’avait chaleureusement conseillé Swann, lors d’une rencontre à son domicile à Balbec. Très jeune, je fus affecté d’une légère dyslexie du langage que s’employait à corriger ma grand-mère. Il me fallait parfois aller dormir chez elle parce que mes parents devaient faire «acte de présence» dans un «salon» chez les Verdurin; un salon qui toujours s’éternisait jusqu’à l’aube. Tendres souvenirs de matins mâtinés de rosée, nous prenions le goûter au lever; j’anticipais de m’empiffrer de madeleines et d’olives marocaines que je tremperais dans mon bol de thé fumant; extase de ces doux moments; un temps jamais retrouvé. Un matin, je lui demandai : « une autre badeleine, mamie? Puis-je aussi avoir des ovlives, chère mamie?». Ah! Mamie. La patience, l’énergie et la tendresse qu’elle déployait pour corriger mes défauts de langage et mes saugrenues envies gustatives. Un soir, Swann m’invita chez lui, à Balbec, pour écouter la sonate de Vinteuil.  Cette écoute me plongea dans une nostalgie sans objet; on se croit parfois à l’abri de pareils états d’âme, mais notre corps est sans secours face à tant de beauté. Mes nerfs étaient à vif; je versai une larme, pitoyable. Swann feint d’avoir été témoin de ce moment d’égarement, mêlé de sensiblerie, et pour me rendre mon calme, entreprit de me faire la lecture d’un livre qu’il avait encensé dans une de ses chroniques dans Le Figaro. C’était sublime, cela ne fit qu’accentuer mon désarroi.  Je l’interrompis dans sa lecture afin de lui demander qui était donc l’auteur de ce livre? Ces mots ignobles sortirent de ma bouche, d’un trait, comme un œuf qui nous glisse des mains et s’écrase par terre : De quessé? Swann s’esclaffa. Rouge de honte, je quittai précipitamment sa maison et je courus à toute allure dans l’allée bordée de daturas, cependant que je l’entendais, au loin, s’écrier : il s’agit de Bergotte. Revenez! Trop tard, je déguerpissais. C’est au cours de notre quatrième et dernier séjour en Espagne que je fis la connaissance de la femme de Valence. J’étais venu, vers les 20 heures, pour lire à souhait devant l’étang. Elle était assise sur mon banc. Elle portait une affreuse grande robe princesse ondulée ainsi qu’un chapeau de paille orné de pensées. Je devinai toutefois sous cet amas de vêtements, une femme, lourde, lente, sans doute voluptueuse. Mon cœur se mit à battre à toute vitesse. J’avais toujours été fasciné par le corps de femmes longues, minces et souples. Je dandinais devant l’étang, piétinant des fleurs, tenant fermement mon livre sous mon bras; c’est ainsi, que voyant mon hésitation, voire ma gêne, elle m’interpella en espagnol : Hombre, ven para aqui. ¡Sientate! ¿Quieres leer conmigo? ¡Es la caña! Je devinai tout de suite qu’elle n’était pas Espagnole, à la simple écoute de sa prononciation du « eres». Je m’approchai, m’assis près d’elle et lui fis part de mes supputations. Elle éclata de rire, me trouvant plutôt perspicace, et me dit qu’elle avait vécu la majeure partie de son existence dans le hameau de la Nerthe, situé dans les collines de l’Estaque à Marseille. Elle ajouta qu’elle y avait vécu dans une maison d’ouvriers avec son père, un migrant de Figuières venu s’installer en France au début du siècle. Il fit la connaissance de ma mère à Perpignan. Une femme fabuleuse, morte à 30 ans, des suites du choléra, ajouta-t-elle, alors qu’elle-même n’avait que huit ans. Je lui demandai son nom. Elle me dit qu’elle était La femme de Valence, une femme sans nom, comme bien des pays, précisa-t-elle, mystérieuse. Elle venait à Valence tous les étés. Nous lûmes de concert, elle une revue à potins parisienne, moi le dernier opus de Bergotte. Je revins sur ce lieu à de nombreuses reprises. Nous fîmes plus ample connaissance. Elle m’attirait alors que tout nous opposait. La prépondérance de la chair, avait coutume de dire un de mes grands oncles barcelonais qui aimait bien fréquenter des lieux de débauche. J’aimais Hugo, elle Daudet; j’aimais Vermeer, elle Bougereau; je n’avais d’oreilles que pour Vinteuil, elle pour Frantz Lehar; je me passionnais pour les marathons, elle n’en avait que pour le ballet aquatique. Je trouvais, nostalgique, que tout était mieux avant, alors qu’elle magnifiait les avancées industrielles de notre siècle naissant : l’automobile, le téléphone, la photo. Concernant la photo, j’étais toutefois en accord avec elle. J’étais daguerrotypomane. J’aurais aimé avoir un photographie d’elle. Je l’aurais chéri toutes les nuits et au matin mes draps se seraient trouvés flaqués de blanc. Des draps que je me serais empressé de porter à notre jeune blanchisseuse de quinze ans, laquelle, je crois, en pinçait pour moi. Certains soirs, je surprenais la femme de Valence dans l’étang en compagnie d’un Chinois, du Nord, j’en étais certain, ayant lu d’un couvert à l’autre une encyclopédie universelle illustrée que m’avait offert grand-père pour mes dix ans. Ils s’esbroufaient dans l’eau; débordaient de joie; unis dans une joyeuse connivence. Quelques années plus tard, j’appris que c’était un lointain cousin de Chiang Kai-Shek; il s’était installé à Pampelune à la fin du siècle; il avait fini par s’enrichir en écoulant à prix d’or de somptueux tissus et maillots importés de Perse. De méchantes langues, à Paris, chez les Guermantes, prétendaient qu’il avait fait fortifier sa fortune en érigeant des maisons pour faire la «sieste» dans tout le nord de l’Espagne. Je la revis à de nombreuses reprises. Nous nous rapprochâmes, j’avais 18 ans, j’étais vierge, et elle devait en avoir 30, instruite d’extases. Je m’approchais de plus en plus d’elle sur le banc, un motif de volupté mêlé d’anxiété. Mes désirs n’avaient plus de limites. Mon imagination débordait au contact de sa sensualité débordante; j’aurais aimé que soudain elle s’abandonnât et me livrât de longs baisers, qu’elle me prodiguât une significative et sensuelle étreinte. J’aurais voulu qu’elle dégrafât son corsage pour que je puisse enfouir mon nez dans ses rondeurs, m’abîmer dans son parfum, un mélange d’héliotrope et de cédrat. Elle devina mon trouble intérieur. Elle m’invita à plonger dans l’étang avec elle. Un bain de minuit. La lune est si belle, disait-elle; elle réveillera les oiseaux. Je lui confiai ma crainte maladive de l’eau froide. Elle me dit que bientôt des savants fous inventeraient des maillots nous protégeant des froideurs, mais que pour l’heure, je pouvais compter sur elle, ses bras et ses étreintes pour me réchauffer. Abasourdi, comme un abruti, je déclinai son offre. J’y pensai, les semaines suivantes, pendant de longues nuits torrides d’insomnie. C’était notre dernière soirée à Valence, nous allions regagner la France. Vers onze heures, j’avisai mes parents qu’il me fallait aller une dernière fois dans les rues de Valence. Ils ne s’y opposèrent pas. Ma mère voyant que je rangeais mon maillot de bain dans ma musette parut surprise, mais ne dit mot. J’étais haletant, débordant de joie, j’allais peut-être enfin ce soir «faire catleya». Arrivé enfin sur les lieux des Jardines de Real, je constatai que la femme de Valence et l’homme de la Chine du Nord batifolaient dans l’eau, avec force besos y abrazos de toutes sortes.  Qu’elle ne fut pas ma surprise quand je les vis sortir de l’étang, lui en costume d’Adam et elle complètement nue, enfin presque. Je refoulai un sanglot et ce fut plus fort que moi, je hurlai : «Engeance, démone, que fais-tu là ainsi vêtue d’une simple pe pe be be pe be bo bobette… petite culotte assortie de ridicules motifs imprimés de canetons d’Indochine?» Elle ne releva pas la fureur de mon propos, me soufflant simplement un bisou mou du revers de sa main indolente. Je vis par la suite le Chinois l’emmailloter dans un grand tissu de Bagdad, la soulever d’un seul bras, la charger sur son épaule et l’emmener prestement dans son fiacre qui l’attendait sur le Paseo.

Je l’aimais. Du coup, je l’oubliai, le temps d’une saison.

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Inspiré de :

Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome 1, 1003 p., tome 2, 1219 p., tome 3, 1324 p.,  c1954.

Illustration : Un ficus à Valence.

P.-S. Désolé pour les fautes d’orthographe et de syntaxe, Proust était réputé en commettre de nombreuses. Pastiche.

A propos Luc Jodoin

Effleure la surface des choses. Intérêt pour la littérature, la langue, les arts visuels, la sociologie et les enjeux sociaux. Tendance woke. Préfère Madrid à Barcelone.
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