J’apprécie profondément l’œuvre poétique de Mireille Cliche, et ce recueil est, selon moi, le plus abouti, le plus maîtrisé de tous ses écrits. Bien que j’aurais aimé en partager davantage, les restrictions de son éditeur sur la page de droits me réfrènent – mais je m’autoriserai ici une petite entorse numérique en citant de courts passages.
Une œuvre dédiée à sa fille, adoptée. Sur les joies, les peines, l’amour, la création et le temps.
Elle propose un regard singulier sur les figures de l’écriture et des jours qui passent, tissant un lien intime entre mots et mémoire.
L’écriture
Car qu’est-ce qu’écrire, sinon chercher sa route? p. 11
Pour «Parler dans l’épaisseur du monde» p. 43
Quand je mange ma peur une syllabe à la fois p 62
Il ne faut pas s’étendre quand le plafond baisse.
Il faut dessiner une fenêtre. p 19
Tu ne m’as pas seulement permis d’écrire ce livre, tu m’en as ouvert les pages. Il s’adresse à toi, à l’enfant et à l’adulte en toi. Il s’adresse aussi à une aveugle petite fille de tous âges qui me ressemble. Il s’adresse à toutes. Car parler de nous, c’est parler d’elles – mères et grands-mères, filles et sœurs, femmes d’ici, d’ailleurs, de toutes parts. p. 13
Le temps
il y a «des horloges asynchrones» p. 40
la béance du quotidien p. 32
Le temps qui depuis longtemps
faisait du surplace
le temps que nous enroulions
de duvets et de plumes
s’est mis à courir p. 47
qu’elles réapparaissent […]
qu’elles ressèment […]
qu’elles nous chargent de brassées mellifères […]
qu’à nouveau la magie émerge de leurs ongles nus
qu’elles recousent le siècle à l’envers p. 58
Il arrive qu’un jour,
on rêve trop loin.
On ne croit quitter personne,
mais on est parti.
Sa colère avortée, perdue
dans un tortillon du temps p. 81
On s’éveille un jour
au milieu d’un escalier. On diffère coups de griffes et morsures
dont on s’ennuie les jours de calme plat.
On veut une maison dans les îles
mais les escales appellent. On ramone ses artères
on en tire les débris des rêves
puis on finit par l’admettre :
l’amour est au hasard,
le monde vaste comme une citrouille
On pense vieillir avec soi.
p. 89
Notes additionnelles folichonnes
La section littéraire du FLC (Front de libération des chaises) a été enchantée par la justesse sociocritique des vers suivants :
La paix est une chaise inconfortable
il faut sans cesse se lever se rasseoir
partir repartir attendre p. 30
Acheter posséder s’asseoir p. 79
On se rappellera le conseil d’Elmore Leonard dans Ten Rules for Writing Fiction : « Never open a book with weather. » Il s’est pourtant, encore une fois, trompé. Il suffit de lire l’incipit de la section intitulée Pour parler dans l’épaisseur du monde dans ce recueil de poésie pour s’en convaincre.
Au début tout bruissait dans l’épaisseur du monde. Brumes effilochées, souffles, chuchotis, craquements. Puis les objets ont déferlé, chassant l’ample mystère du silence et de son chant. Il faut maintenant chercher plus loin, dans le noir ou dans l’espace, sa cape chargée d’étoiles et de jurons. p. 45
On se souviendra également des propos d’Augusto Monterroso concernant l’importance de la mouche en littérature : La mouche envahit toute la littérature. Où que vous posiez l’œil, vous y trouverez la mouche. Les véritables écrivains, quand ils en ont eu l’opportunité, lui ont consacré un poème, une page, un paragraphe, une ligne.
Il n’y a pas à douter Mireille Cliche est une véritable autrice.
sente des grains stériles comptés un à un
puis confiés aux moignons de la terre
sentiers des lettres ânonnantes
gravées au charbon sur un papier marbré
de chiures de mouches
l’espoir de lire l’espérance crasse de manger. p. 51
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Mireille Cliche, Lignée, suivi de «Onze leçons pour mon miroir», AMV édition, 2024, 89 p.