Never open a book with weather. Elmore Leonard, Ten rules for writing fiction.
Le 4 avril 2024, JimG, traducteur émérite à la retraite, Dulcinée (ma dulcinée !) et moi avons uni nos efforts pour produire une traduction française de l’incipit espagnol de La cité aux murs incertains de Haruki Murakami. C’est ici.
Un exercice aussi périlleux qu’absurde : traduire un texte japonais en passant par l’espagnol comme langue intermédiaire. Milan Kundera en a fait les frais, plusieurs de ses romans ayant subi ce type de traduction indirecte, produisant des versions éloignées de ses textes originaux. Cette pratique de la traduction-relais peut mener à des contresens majeurs et à des pertes de sens significatives. Kundera relate, dans L’art du roman, une traduction dans laquelle une charge érotique (être bandé) est diluée en simple émotion (être ému). Un glissement sémantique qui inhibe l’élan libidinal de l’auteur.
Comme la traduction française est disponible depuis le 3 janvier 2025, que les traductions italiennes et anglaises le sont aussi, notre équipe a profité de l’occasion pour rédiger une analyse sociolinguistique comparative de ces différents incipit, en étant bien conscients des limites de cet exercice.
Le corpus
La traduction française par Hélène Morita et Tomoko Oono :
C’EST TOI qui m’as parlé de la Cité.
Ce soir d’été, respirant les effluves de l’herbe tendre, nous avons marché vers l’amont de la rivière. Nous avons traversé une succession de gradins formant de petites cascades, et nous nous sommes arrêtés de temps en temps pour observer des poissons argentés, filiformes, qui nageaient dans les nappes d’eau. Nous étions tous deux pieds nus depuis un bon moment. L’eau claire lavait et rafraîchissait nos chevilles, le sable fin de la rivière nous enveloppait les pieds, comme un nuage doux dans un rêve. J’avais dix-sept ans, toi, un an de moins. (99 mots)
La traduction espagnole de Juan Francisco González :
Fuiste tú quien me habló de aquella ciudad.
Aquella tarde de verano remontábamos el curso del río envueltos en el dulce aroma de las plantas, íbamos sorteando tímidos diques y deteniéndonos de vez en cuando a contemplar los pececillos plateados que nadaban en los remansos, hasta que nos descalzamos por fin y dejamos que la cristalina corriente de agua lamiera nuestros tobillos y nuestros pies se hundieran en la fina arenilla del fondo como en las blandas nubes de un sueño. Yo tenía diecisiete y tú apenas dieciséis. (88 mots)
La traduction française de Dulcinée :
C’est toi qui m’avais parlé de la Cité.
Cet après-midi d’été, nous remontions le cours de la rivière, enveloppés par le doux arôme des plantes, nous évitions des digues timides et nous nous arrêtions parfois pour contempler les petits poissons argentés qui nageaient dans les bassins, puis nous nous déchaussions et nous laissions le courant d’eau cristallin nous lécher les chevilles, et nos pieds s’enfonçaient dans le sable fin du fond, comme dans les nuages légers d’un rêve. J’avais dix-sept ans et toi à peine seize. (87 mots)
La traduction anglaise de Philip Gabriel :
YOU WERE THE ONE who told me about the town.
On that summer evening we were heading up the river, the sweet fragrance of grass wafting over us. We passed over several little weirs that held back the flowing sand, stopping from time to time to gaze at the delicate silvery fish wriggling in the pools. We had both been barefoot for a while. The cold water washed over our ankles, while the fine sand at the bottom of the river enveloped our feet like the soft clouds in a dream. I was seventeen, and you were a year younger. (100 mots)
La traduction italienne d’Antonietta Pastore :
SEI TU CHE mi hai fatto scoprire la città.
Una sera di quell’estate, risalivamo il corso del fiume pervaso dalla fragranza dell’erba. Ogni tanto superavamo piccole cascate, fermandoci a guardare i pesciolini argentati che vi guizzavano. Avevamo tolto le scarpe già da un po’. L’acqua fredda ci gelava le caviglie mentre i nostri piedi sprofondavano nella sabbia fine dell’alveo, soffice come una nuvola in un sogno. Tu avevi un anno meno di me. (73 mots)
L’original :
きみがぼくにその街を教えてくれた。
その夏の夕方、ぼくらは甘い草の匂いを嗅ぎながら、川を上流へと遡っていった。流砂止めの小さな滝を何度か越え、時折立ち止まって、溜まりを泳ぐ細い銀色の魚たちを眺めた。二人ともしばらく前から裸足になっていた。澄んだ水がひやりと踝を洗い、川底の細かい砂地が二人の足を包んだ──夢の中の柔らかな雲のように。ぼくは十七歳で、きみはひとつ年下だった。(184 morphèmes)
Nos constats
Nos conclusions sont sujettes à cautions et à une révision par les pairs.
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L’Espagnol Juan Francisco González a mis environ treize mois pour réaliser la traduction de son pavé de 550 pages. Il remporte la palme de l’efficience et de l’efficacité.
À propos de la somme de travail consacrée à cette traduction, voici ce qu’Hélène Morita a révélé dans une entrevue à l’AFP : « J’y ai travaillé plus d’un an et demi, notamment en collaboration avec une amie japonaise qui habite en France, ce que je ne fais pas toujours. Pour les livres les plus longs, c’est bien d’avoir quelqu’un avec qui dialoguer. Parce c’est un peu une montagne. »
Nous lui attribuons le Grand Prix de la sagesse et de la détermination.
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On affirme parfois que la langue anglaise avec sa structure syntaxique et son style de rédaction directe est plus concise que la langue française qui tend à privilégier des constructions de phrases plus longues. Notre échantillon ne nous permet pas de confirmer l’exactitude de cette hypothèse.
Nous pouvons cependant affirmer que l’Anglais a été le plus prolixe (100 mots) pour la traduction de l’incipit.
Les mauvaises langues diront que les Américains sont plus vénaux et qu’il a gonflé artificiellement son nombre de mots en prévision du moment où il passera à la caisse.
C’est l’Italienne Antonietta Pastore qui remporte le Grand Prix de la concision. Elle n’a eu besoin que de 73 mots pour la traduction de l’incipit. Elle a cependant usé de subterfuges. Par exemple, elle ne signale pas l’âge du héros dans son texte. Une omission coupable selon notre traducteur à la retraite.
Et pourtant, dans les versions anglaise et française, les deux jeunes gens vont pieds nus sans qu’il soit dit qu’ils se déchaussent. Une précision que l’on retrouve en espagnol et en italien. Elle est forte, cette Antonietta. Forte d’avoir pu caser l’enlèvement des souliers dans son texte compact.
Il convient de préciser que la version originale compte 1 200 pages, soit le double du volume des traductions dans d’autres langues. Un véritable exploit de condensation réalisé par ces travailleur·e·s du texte.
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Nuage·s
Dans cet extrait, Dulcinée adopte un style plus aérien qu’Hélène Dorita : comme dans les nuages légers d’un rêve se distingue de l’approche française, comme un nuage doux dans un rêve. Dans ce contexte, nous préférons aussi la légèreté à la douceur. Notre franco-espagnole n’a pas exprimé d’avis sur cette évaluation. Un silence modeste qui l’honore.
C’est une question de goût et sans aucun doute de connivence.
Le véritable enjeu, la question cruciale, pour notre analyse, réside ailleurs.
Le rêve de l’incipit japonais contient-il un ou plusieurs nuages ?
Examinons le corpus pour dégager des tendances.
- Un seul nuage dans les deux versions françaises, ainsi que dans la version italienne;
- Plusieurs nuages dans les versions anglaise et espagnole.
Ce désordre linguistique a retenu notre attention.
Qu’en est-il du texte japonais ? Nous avons dû exercer de profondes recherches.
Selon Hélène Morita, Murakami se traduisait jadis du japonais vers l’anglais pour ensuite retraduire cette traduction vers le japonais. Pouvons-nous en déduire que la traduction anglaise aurait eu son aval pour l’administration du pluriel au nuage ?
Un petit doute nous a étreints. Nous avons donc mis à contribution les robots traducteurs du commerce pour tenter d’obtenir un autre éclairage.
Google Translate
les nuages sont gris -} 雲は灰色です – Kumo wa haiirodesu
le nuage est gris -} 雲は灰色です – Kumo wa haiirodesu
Deepl
les nuages sont gris -} 雲は灰色
le nuage est gris -} 雲は灰色
Similitude parfaite et distincte selon l’engin traducteur. Il y aurait invariabilité des noms en japonais ?
Sachant l’imperfectibilité de ces robots intelligents, nous avons fourragé dans les profondeurs de l’Infosphère et avons découvert que la majorité des noms japonais sont invariables.
- 猫 (neko) peut signifier « un chat » ou « des chats ».
- 本 (hon) peut signifier « un livre » ou « des livres ».
Si ça vous intéresse, c’est par là.
CQFD ?
Nous reconnaissons que ces traducteurs et traductrices ont pleinement le droit d’exercer leur licence poétique, tout en respectant l’esprit de l’œuvre originale. C’est réussi.
Nous nous garderons d’étendre cette analyse à l’intégralité du roman, de crainte de nous égarer dans ce labyrinthe linguistique et d’y perdre notre latin. Notre exploration, bien que parcellaire, suffit à mettre en lumière les enjeux majeurs mis en perspective dans l’incipit de cette œuvre.
En guise de conclusion, rendons hommage à l’audace et à la créativité de ces interprètes qui, confronté·e·s à la complexité du texte, ont su manier avec finesse leur liberté créatrice. Leurs choix de traduction, loin d’être de simples compromis techniques, témoignent d’une véritable réinvention poétique fidèle à l’œuvre originale.
Para servir! / サーブする
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Haruki Murakami, 街とその不確かな壁 / Machi to sono futashikana kabe, Shinchosha, le 13 avril 2023.
Haruki Murakami, La cité aux murs incertains, Traduit par Hélène Morita et Tomoko Oono. Belfond, 3 janvier 2025.
Haruki Murakami, La ciudad y sus muros inciertos, Traduit par Juan Francisco González Sánchez. Tusquets Editores S.A, 13 mars 2024.
Haruki Murakami, La città e le sue mura incerte, Traduit pas Antonietta Pastore, Giulio Einaudi editore, octobre 2024.
Haruki Murakami, The City and its Uncertain Walls: A novel, traduit par James Philip Gabriel, Penguin Random House. 20 avril 2024.
Les lecteurs curieux peuvent aller feuilleter les premières pages des ouvrages cités.
Sur le site de la Fnac :
Sur le site Book Walker du KADOKAWA Group.