Température et incipit : Que notre joie demeure de Kevin Lambert [102]

Lambert la joie

Never open a book with weather. Elmore Leonard, Ten rules for writing fictions.

Un habile incipit météorologique qui comporte un seul paragraphe, trois phrases et 495 mots.

De l’anti Leonard. L’auteur multiplie les figures climatiques dans son incipit. Un tour de force littéraire d’autant que le début du roman se déroule dans un huis clos. Je note :

robes froissées par le vent
courant d’air (3)
bourrasques (2)
l’air se déverse en cascade
courants contradictoires
dépressions profondes
furtives tempêtes
le vent passe entre les groupements humains
la forme de hideux papillons portés par la brise
flottant un instant dans l’air lourd

Même les conversations tourbillonnent.

Les conversations du trottoir tourbillonnent et gagnent l’escalier de secours, montent à l’étage puis au suivant et montent encore, dépassent les portes d’un ascenseur qui s’ouvrent sur un couple en robes froissées par le vent, les invitées se laissent porter par le courant d’air et réajustent leurs tenues, en sortant elles sont déjà dans le sublime appartement, plafonds hauts, moulures de bois, carrelage de marbre blanc, il faut habituellement posséder une clé pour enfoncer le bouton du dernier étage, mais ce soir, l’appartement est ouvert et balayé par les bourrasques qui se faufilent dans les corridors, se répercutent contre les portes closes de chambres et de bureaux décorés avec soin, des chapelles éteintes à la gloire de divinités qu’on ne prie plus où chuchotent des agneaux en attente du sacrifice sur les lits, les sofas, allongés sur le parquet parfois, ils se refont la courbure de la colonne vertébrale sur d’épais tapis en négociant une entente financière ou amoureuse, le regard, le sourire, le rire éclatant font figure d’offre ou de concession pour ces nouveaux adolescents qui, la cinquantaine avancée, boivent enlacés et complotent contre un monde qu’on aura tôt fait d’oublier en lisant le ton emporté d’un courriel écrit trop tard, vantant l’amour et l’espoir, ces puissances archaïques qui déplaceront toujours monts et mers, dit-on, en chuchotant ils gardent un œil sur le rayon jaune qui filtre sous la porte, j’ai peur qu’on nous entende, un rire étouffé d’enfant abusant de sa permission, mélodie d’une immortelle joie qui les dépasse et les rassemble dans ce berceau d’amour. Brillent près d’elles les lumières du corridor qui laissent siffler dans la salle des fragments de plaisirs soudains et fugitifs. Plus loin, dans l’espace ouvert, l’air se déverse en cascades sur un vaste salon haché de courants contradictoires, de dépressions profondes et de fronts froids donnant naissance à de furtives tempêtes, le courant d’air lèche le plancher de pierre blanche avant d’agiter les épais rideaux qui encadrent des fenêtres plus grandes que les murs, d’immenses vitrines surplombant le mont Royal, vu d’ici il semble si près mais si loin à la fois, on dirait qu’on peut le toucher, on nie la dizaine de kilomètres qui nous sépare de lui, une montagne à portée de main, massif noir interrompant les constellations de rues étoilées, la bourrasque frappe l’intérieur de la fenêtre, plonge mais ne s’écrase pas, et repart aussitôt vers le salon à l’éclairage parfait, fait tinter les milliers de cristaux de l’immense lustre qui pend au plafond, le vent passe entre les groupements humains et coupe telle discussion, déplace les mots puants, empreints d’une odeur d’alcool et de viande, qui prennent la forme de hideux papillons portés par la brise, flottant un instant dans l’air lourd avant de tomber près d’elle.

Kevin Lambert, Que notre joie demeure, Héliotrope, 2022. [édition numérique]

A propos Luc Jodoin

Effleure la surface des choses. Intérêt pour la littérature, la langue, les arts visuels, la sociologie et les enjeux sociaux. Tendance woke. Préfère Madrid à Barcelone.
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