Les mouches dans L’échiquier de Jean-Philippe Toussaint [32]

l'échiquier

[La mouche envahit toute la littérature. Où que vous posiez l’œil, vous y trouverez la mouche. Les véritables écrivains, quand ils en ont eu l’opportunité, lui ont consacré un poème, une page, un paragraphe, une ligne; Augusto Monterroso, Les mouches. Pour le contexte, voir ici

Admirez la pertinence de cette mouche qui se pose sur la couronne d‘un Roi. Le geste nonchalant des joueurs qui s’en suit. Un beau texte.

Assis de chaque côté de l’échiquier, une main sous le menton ou la tête dans les mains, nous réfléchissions pendant des heures en silence. Une mouche, parfois, venait se poser sur la couronne d’un Roi, et nous l’écartions nonchalamment, d’un revers ralenti de la main, tout en continuant à réfléchir.

Et cette mère, fine mouche (1) en matière de littérature et d’avenir pour son fils.

Ces déjeuners  sont pour elle [la mère du narrateur] comme les différents chapitres d’un livre immatériel qu’elle composerait en notre compagnie en égrenant ses souvenirs au fil des hasards et des détours de la conversation. Peut-être même, fine mouche comme elle est, imagine-t-elle que, plus tard, je pourrais faire un usage littéraire de ces évocations.

Je ne suis pas surpris que ce récit (sans incipit météorologique) ait été sélectionné comme finaliste du Prix Goncourt. Le roman de Kevin Lambert – Que notre joie demeure –  l’a aussi été (sans mouche), mais avec un incipit digne des véritables écrivains.

À suivre. Pour ceux qui courent les concours.

Une dernière considération à propos de L’Échiquier. Toussaint pense que la littérature n’a pas pour but de raconter des histoires. Ils nous en racontent plusieurs qui sont étalées sur chacune des 64 cases du jeu. En prime, nous avons comme dans ses livres précédents une appréciation du temps qui passe, de la durée. À lire. Un livre écrit dans l’urgence et la patience. Son meilleur.

P.-S. J’ai pardonné à Toussaint son utilisation du mot crosse pour désigner un bâton de hockey et celui de palet au lieu de «la puck» (la rondelle pour les puristes). Et encore, peut-on dribbler au hockey? Des détails au vu de l’extrait suivant qui est plutôt réussi et truculent :

Je garde un souvenir ému de ce grand appartement berlinois où nous avons passé près de deux ans, murs blancs et meubles fonctionnels, fauteuils Bauhaus, lampes métalliques, sans compter le parquet lisse du salon qui, encore aujourd’hui, me fait irrésistiblement revenir en mémoire les homériques parties de hockey sur glace que je jouais là avec mon fils. Il fallait voir les boulettes qu’il m’envoyait, « petit Jean », avec la mini crosse de hockey que je lui avais achetée, la soulevant jusqu’à l’épaule pour armer son tir et propulser de toutes ses forces dans les airs le petit cube de Lego léger dont nous nous servions comme palet, tandis que, les genoux fléchis, je me tenais un peu gauchement dans les buts, ou, au contraire, quand lui-même, coiffé d’un casque de moto intégral et muni de gants de boxe qu’il avait reçus pour son anniversaire, il défendait ses buts contre mes assauts zigzagants de Tchèque improvisé, quand, en pantalon de flanelle et en chaussettes grises, je patinais librement dans le salon de notre appartement, protégeant la rondelle sous ma crosse, les yeux à l’affût de la moindre ouverture dans la défense adverse, avant de slalomer soudain devant le gardien pour le dribbler et glisser le palet au fond de sa cage d’un dernier revers imparable de la crosse, en évitant l’ultime assaut de tout le corps de ce petit garçon de quatre ans qui se jetait dans mes jambes avec la fougue généreuse dont sa mère faisait généralement preuve pour se jeter dans mes bras.

  1. Sauf distraction de ma part, cette expression n’a pas été relevée par Gabriel Arcand et Serge Bouchard dans leur texte consacré aux mouches.

Jean-Philippe Toussaint, L’échiquier, Éditions de Minuit, 2023. [Édition numérique]

 

A propos Luc Jodoin

Effleure la surface des choses. Intérêt pour la littérature, la langue, les arts visuels, la sociologie et les enjeux sociaux. Tendance woke. Préfère Madrid à Barcelone.
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