Incipit météo : «Bourlinguer» de Blaise Cendrars [142]

 

bourlinguer

Never open a book with weather. Elmore Leonard, Ten rules for writing fiction.

Je ne souffle mot. Je regarde par la fenêtre Venise. Venise. Reflets insolites dans l’eau de la lagune. Micassures et reflets glissants dans les vitrines et sur le parquet en mosaïque de la Bibliothèque Saint-Marc. Le soleil est comme une perle baroque dans la brume plombagine qui se lève derrière les façades des palais du front de l’eau et annonce du mauvais temps au large, crachin, pluies, vents et tempête. Je ne souffle mot. À la place du vaporetto qui passe devant la Dogana di Mari, appareille une tartane.

Blaise Cendrars, Bourlinguer, Paris, Denoël, coll. «Le livre de poche», 1966, 440 p. Édition originale : 1948.

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Bourlinguer avec les mouches de Blaise Cendrars [50]

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La mouche envahit toute la littérature. Où que vous posiez l’œil, vous y trouverez la mouche. Les véritables écrivains, quand ils en ont eu l’opportunité, lui ont consacré un poème, une page, un paragraphe, une ligne; Augusto Monterroso, Les mouches. Pour le contexte, voir ici

 Il faisait une chaleur irrespirable dans l’étroite cuisine et les mouches agonisantes adhérant aux bandes ignobles du papier tue-mouches qui était suspendu au plafond ou à moitié engagées dans le fin treillis métallique de la moustiquaire tendue sur un châssis mobile devant la fenêtre susurraient, tandis que celles qui avaient échappé aux pièges s’abattaient par paquet sur la table, dévorantes, agaçantes, faisant l’amour bref, en piqué, s’envolaient étourdiment se faire prendre.

Un texte lu au siècle dernier. L’ignoble papier tue-mouches, alors objet de mon quotidien, et les mouches voraces, s’accouplant en plein vol, avaient échappé à mon attention.

Je n’ai pu résister à l’envie de relire le chapitre X, qui traite, entre autres sujets, du bombardement par les Anglais des villes allemandes, notamment de la destruction quasi complète de Hambourg. Ce chapitre évoque également les conditions de vie précaires des Français durant cette période, car le café, un jus, pouvait être frelaté.

La patronne servait le café, un ersatz de café, le café des Borgia comme j’appelais cette mixture à laquelle je ne goûtais pas, jamais, malgré l’insistance de la femme de Félicien qui était vexée et m’assurait chaque fois que son café était pur, sans chicorée, sans ingrédients, ni orge, ni glands, ni racine de chiendent, baies de sureau, graines de pavot, écorce de frêne, brou de noix, haricots d’acacia, et Dieu sait quoi encore et quelles autres herbettes, brindilles ou févettes que les gens allaient glaner dans les collines pour faire le jus.

Via Benoît Melançon qui en a fait une de ses lectures estivales.

Blaise Cendrars, Bourlinguer, Paris, Denoël, coll. «Le livre de poche», 437-438, 1966, 440 p. Édition originale : 1948.

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Saison de la lecture 2013 : l’année où les statues lisaient

statues 2013

[En 2013, 15 œuvres d’art public représentant des personnages célèbres avaient été ornées de livres aux couleurs de l’événement La Saison de la lecture de Montréal. À cette occasion, je m’étais amusé à leur suggérer des lectures. Malheureusement, l’article que j’avais rédigé a été perdu lors d’un crash informatique. Heureusement, j’ai pu le reconstituer grâce à un brouillon que j’avais soumis par courriel à une lectrice sensible, Mélina Morin, alors chargée de communication pour la Ville de Montréal. Sa réponse fut en résumé : Nihil obstat. Réflexe de bibliographe du dimanche, je tiens aussi à remercier Ivan Filion, Louise Guillemette-Labory et Louise Lapointe qui m’ont facilité ce retour dans le temps. Je reproduis le billet de 2013, presque à l’identique. Mes recommandations de lecture semblent avoir plutôt bien résisté à l’épreuve du temps, douze ans plus tard. Parmi ces statues, quatre représentaient des femmes et dix des hommes. Que des blancs. Pas de surprise : l’habituelle diversité. Manque, ci-dessous, la quinzième statue qui a sombré dans l’oubli. Mystère.]

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La pauvre, elle était vraiment mal barrée en tant que déesse de la Guerre et de la Sagesse. La déesse du paradoxe. Tout pour devenir dingue.

Je lui ferais lire Primo Levi, Si c’est un homme (sur les horreurs des camps de concentration), et dans la même veine Jorge Semprun – L’écriture ou la vie -; Bertrand Russell, Éloge de l’oisiveté (un brûlot sur le travail, la société industrielle et un manifeste pacifiste).

Elle serait par la suite bien mûre pour attaquer : Hubert Reeves : Là où croît le péril… croît aussi ce qui sauve.

Gandhi : La voie de la non-violence.

Et pour finir :

Stephen Hessel : Indignez-vous!

Victor Lévy-Beaulieu. Désobéissez!, essai, Trois-Pistoles, Éditions Trois-Pistoles, 2013.

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Georges-Étienne Cartier

Facile. Je lui ferais arpenter la rue Cartier et lire Les Chroniques du Plateau Mont-Royal de Michel Tremblay.

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Paul Chomedey de Maisonneuve

Fondateur de Montréal, je lui glisserais en douce un truc de Pierre Bourque (Une île, une ville) : Ma passion pour Montréal, Éditions du Méridien, 2002, 262 pages p.

Et pour ses nuits d’insomnie : Linteau, Paul-André (1992) Histoire de Montréal depuis la Confédération.

De la fiction qu’il pourrait lire à la plage Doré : Le matou de Yves Beauchemin et Le monde de Barney de Mordecai Richler.

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La Reine Victoria

La pauvre a donné naissance à neuf enfants. À lire toutes affaires cessantes :

L’accouchement sans douleur : Histoire d’une révolution oubliée,  par Marianne Caron-Leulliez

Elle serait sûrement fort intéressée à lire les pages somptueuses que lui a consacrées Michel Foucault dans Histoire de la sexualité.

En connaître un peu plus sur l’Angleterre et madame Thatcher à travers une œuvre de fiction de Jonathan Coe : Testament à l’anglaise.

Et pour la dérider :

Jeu de société de David Lodge et La Plaisanterie de Milan Kundera

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Robert Burns, le poète écossais.

Nelligan, Saint-Denys Garneau… et Jean-Paul Daoust pour le choquer un peu.

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Sir Wilfrid Laurier

Facile. Yann Martel : 101 lettres à un premier ministre. Mais que lit Stephen Harper ? (2011)

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Edouard VII (fils de la reine Victoria)

Aucune empathie pour ce «pacificateur», sympathisant de la cause nazie et du Fuhrer.

Pour le punir, je lui impose la lecture complète des œuvres complètes d’Alain Robbe-Grillet, dont celui qui suit. On sait que le roi aimait passer ses vacances à Marienbad.

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Louis-Octave Crémazie

Poète moyen, mais bon libraire, je lui suggère :

Gérard Bessette : Le libraire

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Émilie Gamelin

Peste & Choléra de Patrick Grainville

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Jean Drapeau

Albert H J Malouf : Le rapport de la Commission d’enquête sur le coût des Jeux de la XXIe olympiade.

(nous n’avons jamais reçu la réponse du maire…)

Daniel Proulx : Le red light de Montréal. (À lire avec Pacifique Plante)

José Saramago : L’aveuglement.

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Sœur Marguerite Bourgeoys

Le blogue L’oreille tendue [du professeur émérite Benoît Melançon qui, depuis, a pris sa  retraite, mais qui n’a de cesse de patiner sur les glaces de la culture, du sport et de la langue].

Colette Piat : Les filles du roi

Albert Camus : La peste

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Félix Leclerc

On lui met d’abord des écouteurs de Ipod sur la tête pour l’écoute de Le tour de l’île par le groupe Karkwa.

Richard Desjardins : Paroles de chansons, VLB éditeurs, 1991.

Sinon, il attend impatiemment le dépôt du rapport du juge Charbonneau sur l’industrie de la construction. Objectif : en faire la lecture à Bozo les culottes…

http://www.leparolier.org/textes/bozolesculottes.htm

Cyr

Louis Cyr

Il aimera certainement soulever et lire d’énormes briques :

Eric Dupont : La fiancée américaine

Albert Cohen : Belle du Seigneur

Tolstoi : Guerre et paix

Proust : À la recherche du temps perdu

Balzac : La comédie humaine.

Et tout Zola, d’un seul doigt.

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 Les petits baigneurs d’Alfred Laliberté :

Un peu de promo croisée. Ils lisent les finalistes du Prix de littérature jeunesse 2013 des Bibliothèques de Montréal :

http://encyclo.bibliomontreal.com/prix-du-livre-jeunesse-des-bibliotheques-de-montreal/ [page inaccessible depuis la «mise à jour» ratée et inefficace du site web des Bibliothèques de Montréal]

Les voici :

 Michel Noël (texte), À la recherche du bout du monde, éditions Hurtubise;

 Marianne Dubuc (texte et illustrations), Au carnaval des animaux, Les éditions La Courte échelle;

 François Gravel (texte), Hò, éditions Québec Amérique;

 Fanny Britt (texte) et Isabelle Arsenault (illustrations), Jane, le renard et moi, éditions de la Pastèque;

 Rogé (texte et illustrations), Mingan, mon village : poèmes d’écoliers innus, éditions de la Bagnole

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Incipit météo : «Ajisaï» d’Aki Shimazaki [141]

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Never open a book with weather. Elmore Leonard, Ten rules for writing fiction.

Sébastien Dulude, auteur de Amiante et ancien éditeur chez La Mèche, a partagé sur un réseau social son avis sur le roman «Ajisaï» d’Aki Shimazaki : « Ce roman extraordinaire de la plus grande écrivaine québécoise actuelle. Finement ficelé, sensuel, tout en musique. Ajisaï (Hortensia) donne envie d’aimer et d’écrire, avec passion. »

J’estime ses propos exagérés. La plus grande? Je reconnais que l’œuvre est bien ficelée, épurée, sobre et sensuelle. N’ayant pas lu ses vingt romans précédents divisés en quatre pentalogies, je préfère toutefois réserver mon jugement pour une comparaison plus éclairée avec les écrivaines québécoises du moment.

Un résumé? Allez lire le commentaire de Marie-Anne Poggi du Club des irrésistibles des Bibliothèques de Montréal. C’est par là.

L’incipit :

Le cours terminé, nous sortons de l’amphithéâtre insonorisé. Dans le couloir, on s’étonne de voir par les fenêtres une pluie torrentielle. Les rafales de vent agitent violemment les arbres. Les coups de tonnerre se succèdent. Soudain, un éclair fend le ciel et la foudre tombe tout près dans un fracas assourdissant.

De nombreux chapitres s’ouvrent sur une description météorologique. Elle n’a pas lésiné sur le temps qu’il fait, Aki Shimazaki, malgré les conseils d’Elmore Leonard :

La saison des pluies débute dans une semaine. Je réinstalle le déshumidificateur et le ventilateur.

J’entends un léger bruit de pluie et tends l’oreille quelques instants. Je revois Saya les larmes aux yeux. 

La pluie qui avait commencé hier soir a cessé tôt ce matin. Il fait humide mais pas trop chaud.

Les nuages s’étant dissipés, le soleil apparaît derrière la tour de Tokyo. Je prends le train de cinq heures pour revenir à Kamakura.

Nous sommes jeudi. Il pleut. Je n’ai pas de cours ce matin à cause de l’absence du professeur, blessé hier dans un accident de voiture. Je prends mon petit-déjeuner lentement.

On est samedi. Hier, j’ai terminé mes examens de fin de premier semestre. J’ai dormi jusqu’à dix heures ce matin. Reposé, je profite d’un petit-déjeuner tardif. Cet après-midi, j’ai rendez-vous avec monsieur Oda. On annonce un temps ensoleillé toute la journée. J’irai à vélo. Il me faudra vingt minutes environ.

Il fait beau. Je sors de mon studio avec une tasse de café. Un soleil doux d’automne éclaire le jardin. Il vente légèrement. Installé dans le fauteuil en bois, je regarde la plate-bande d’hortensias tout desséchés.

Je viens de terminer un déjeuner tardif dans le pavillon. Le temps est ensoleillé. Après mon café, j’irai me promener sur la plage.

Sumiko se tient debout dans le noir avec une petite valise. La neige poudreuse tombe tranquillement. Elle me salue joyeusement.

J’entre dans la librairie U. Ce soir, je donne une séance de dédicaces.
Monsieur et madame U. me félicitent pour la parution de mon premier roman. Alors que nous bavardons, une pluie torrentielle s’abat sur la rue, suivie de bourrasques. Il tonne bruyamment. Un employé se précipite pour fermer la porte latérale.

Aki Shimazaki, Ajisaï, Actes Sud, 2025, 165 p. [Édition numérique]

 

 

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La mouche sur le bras d’une jeune fille ressuscitée [49]

La mouche envahit toute la littérature. Où que vous posiez l’œil, vous y trouverez la mouche. Les véritables écrivains, quand ils en ont eu l’opportunité, lui ont consacré un poème, une page, un paragraphe, une ligne; Augusto Monterroso, Les mouches. Pour le contexte, voir ici

La mouche fait parfois irruption dans la peinture. En témoigne cette remarquable toile de Gabriel von Max, La Résurrection de la fille de Jaïre, aperçue au Musée des beaux-arts de Montréal dans le cadre de l’exposition consacrée à la galeriste Berthe Weill.

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J’avais noté le 2 avril 2022 : Il semble que les mouches aient aussi envahi le monde de la peinture. Jetez un œil à la mouche qui s’est posée sur le sein gauche de la Mona Lisa impudique de Pierre Gilou.

Je rapatrie cette toile ici. La mouche posée sur le sein de Mona Lisa impudique tiendra compagnie à celle posée sur le bras de la fille de Jaïre.

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Une exposition sur l’art du trompe-l’œil vue à Madrid au musée Thyssen-Bornemisza, le 1er avril 2022

Bonus.

La célèbre et saisissante installation de Damien Hirst, A Thousand Years (1990), bien que présentée en espagnol dans cette vidéo, s’impose par la force muette et grouillante de ses images : un langage universel. Vie et mort des mouches en direct. Hirst développe une esthétique de la décomposition qui tranche radicalement avec la pureté émanant de la toile de Gabriel von Max.

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La femme en rouge et vert : hors cadre.

chaises Fernand Léger

Deux membres de la cellule « La Culture au Pouvoir » du FLC (Le Front de libération des chaises) se sont rendus à l’exposition consacrée à la galeriste Berthe Weill au Musée des beaux-arts de Montréal. Ils ont passé un long moment à tenter de décortiquer la signification de l’œuvre de Fernand Léger : Dessin pour la femme en rouge et vert (1913).

Ils ont interpellé des touristes qui rôdaient autour de ce tableau pour recueillir leurs impressions. Après tout, cette toile se distinguait surtout par l’étrange absence de vert et de rouge. Après de longues discussions, ils ont conclu qu’il s’agissait d’une œuvre ouverte, inachevée et exploratoire, invitant le public à imaginer les couleurs suggérées. «La banalité de l’art émergeant du début du siècle précédent», a osé énoncer un baratineur échevelé qui passait par là en coup de vent.

L’absence de la figure de la femme a cependant consterné le cercle des participants de ce séminaire improvisé. Des chaises, prisonnières de formes géométriques plus ou moins cubistes, ont suscité l’horreur. Les deux activistes du FLC en ont été troublés et choqués.

Ils n’eurent pas même le temps d’asperger le tableau de sauce tomate ni de se coller la main au plancher — actes symboliques s’il en est — qu’un surveillant d’installation, visiblement formé en esthétique d’urgence, bondit hors de l’ombre pour disperser les esthètes surexcités. Il déclama, d’un ton péremptoire :  «Ce que vous prenez pour une femme en rouge et vert pourrait tout aussi bien être un commentaire chromatique sur l’absence de représentation, une méditation sur la mort de l’Homme ou un hommage  – hors cadre – à une femme chère au peintre. Merci de respecter l’espace sacré de l’indécidable. Dégagez!»

Ils dégagèrent.

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[Une exposition passionnante. Berthe Weill fut une véritable visionnaire : elle a contribué à l’émergence des artistes — femmes et hommes — qui allaient révolutionner l’art au tournant du XXe siècle. Bref, courez-y. Ne me remerciez pas. Para servir.]

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L’image de l’Abricot qui fait mouche : «La colline qui travaille» de Philippe Manevy [48]

la colline qui travaille
La mouche envahit toute la littérature. Où que vous posiez l’œil, vous y trouverez la mouche. Les véritables écrivains, quand ils en ont eu l’opportunité, lui ont consacré un poème, une page, un paragraphe, une ligne; Augusto Monterroso, Les mouches. Pour le contexte, voir ici

À force de lassitude, de maussaderie, une étrange expression s’était imprimée sur les traits de ma grand-mère. Le bas de son visage était traversé par un sillon profond, indélébile, qui partait presque de ses mâchoires et remontait vers la commissure des lèvres, qu’il tirait vers le bas : elle affichait en permanence un sourire à l’envers qui la faisait ressembler à Jean Gabin dans les films de sa vieillesse, ceux dans lesquels il joue les patriarches revenus de tout.
Très ponctuellement, cette expression était remplacée par une joie rapide, lorsqu’elle repérait chez l’autre un défaut dont elle pouvait se moquer. Alors que ses désirs s’étaient émoussés, elle avait conservé de sa jeunesse son sens de l’observation. Elle avait eu, elle avait encore le génie de la caricature, l’art d’inventer des sobriquets – ainsi cette voisine, surnommée L’Abricot, à cause de sa silhouette ronde, de son éternel pardessus orange et de son caniche presque de la même forme et de la même teinte qu’elle. L’image faisait mouche, et ma grand-mère esquissait ce qui, chez elle, se rapprochait le plus d’un sourire : une grimace.

Le roman de Philippe Manevy, écrivain franco-québécois, tisse avec brio l’histoire de sa famille. Bien que les sagas familiales ne m’attirent pas particulièrement en général, celle-ci a été une agréable surprise : je l’ai adorée. L’histoire du temps qui passe et qui gruge tout sur son passage. J’ai été fasciné par ses grands-parents, des personnages romanesques, excessifs, drôles et touchants.

Plus jeune, alors qu’il était à l’université, un professeur et écrivain avait traité Philippe Manevy avec mépris et condescendance lorsque ce dernier lui avait confié son désir d’écrire un roman sur sa famille. Je peux vous assurer que cet enseignant, qui se voulait sans doute pédagogue, était à côté de la plaque. Philippe Manevy est devenu un véritable écrivain.

C’est une recommandation de lecture.

Ne me remerciez pas.

Para servir.

Philippe Manevy, La colline qui travaille, Leméac, 2024, 228 p.

 

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La conjugaison du verbe départir dans La Dèche d’Akim Gagnon

Akim Gagnon conjugue le verbe départir par analogie avec finir, et non selon le modèle de partir, comme le préconisent certaines sources, tandis que d’autres s’y opposent.

Il se départissait de plusieurs de ses responsabilités. 

Les opposants, partisans de «départait» :

Le Figaro.
Le NouvelObs. La conjugaison.
Bescherelle.
Jean Girodet, Pièges et difficultés de la langue française.

Le correcteur linguistique québécois Antidote privilégie une conjugaison calquée sur celle du verbe finir : «départissait».

J’ai demandé l’avis d’EddY, éditeur émérite à la retraite :

Nous acceptons les deux formes puisque le Grand Grevisse signale que quelques écrivains plus ou moins reconnus en ont sans honte fait usage. D’ailleurs, si «répartir» se conjugue comme «finir», pourquoi cela ne pourrait-il pas être le cas pour «départir»? Je le conjugue spontanément ainsi, et ce, depuis belle lurette. Alors, pour ton édification, je n’hésite pas à fourguer ci-dessous, in extenso, les propos du grand grammairien à ce sujet :

On constate une très forte tendance, même dans la langue littéraire, à conjuguer départir comme finir :
 Je me soutenais par orgueil, mais regrettais alors Hilaire qui me départissait l’an d’avant de ce que mon humeur avait sinon de trop farouche (GlDE, Nourritures terr., IV, 1).
 Le Paradis, c’est la merveille. Dans aucune des parties de son poème, Dante ne se DÉPARTIT d’une façon tout à fait naturelle et humaine (BARRÉS, Maîtres, p. 17).
 De tels hommes […] sont avertis des parties de la réalité sur lesquelles leurs dons spéciaux leur DÉPARTISSENT une lumière particulière (PROUST, Pastiches et mélanges, p. 155). Grevisse, Le bon usage. 14e édition.

EddY est un grand lecteur souffrant d’hypermnésie. Il ajoute :

Il existe d’excellents écrits en français contenant au moins une occurrence de l’une ou l’autre des formes du verbe «départir» conjugué comme le verbe «finir» :

«départisse»
 Le chasseur, Éric Vuillard

«départissent»
 Le romancier portatif, Nicolas Dickner
 La vie de Gérard Fulmard, Jean Echenoz
 Le cas Trump, Alain Roy
 Ils ont couru l’Amérique, Serge Bouchard

«départissait»
 Traité de balistique, Alexandre Bourbaki (Nicolas Dickner)
 La fille de Hanh Hoa, Thomas Bronnec

«départissions»
 Du bon usage des étoiles, Dominique Fortier

Il convient, de plus, de reconnaître que l’usage quasi généralisé de cette conjugaison parmi les locuteurs québécois et marseillais conforte la position d’EddY.

J’ajouterais que je n’emploie presque jamais le verbe départir. Collectionneur compulsif, je ne me sépare jamais de mes photos de chaises, de mes incipit météo, de mes mouches littéraires, de mes citations sur les oiseaux tombant du ciel, ni de mes oublis.

Je ne lancerai pas la pierre à Gagnon sur cet enjeu grammatical. Pour mon compte-rendu descriptif du flux discursif de son roman, La Dèche, suivez ce petit lien.

Para servir!

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Akim Gagnon, La Dèche, Groupe d’édition la courte échelle, La Mèche, 2025, 279 p.

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L’art de la citation cinématographique

Deux films visionnés la semaine dernière.

  1. Où est la maison de mon ami (1997) du cinéaste iranien Abbas Kiarostami.
  2. Une langue universelle (2024) du cinéaste canadien Mathieu Rankin. Dans son film, il réalise le tour de force de métamorphoser Winnipeg en une ville iranienne.

Incipit de ces deux films :

Le film de Kiarostami s’ouvre sur un plan-séquence rapproché, où l’on entend des écoliers chahuter derrière la vieille porte entrouverte d’une classe.

Scène suivante : le professeur pénètre dans la classe.

Il semonce vertement les élèves.

Il vérifie si les élèves ont fait leurs devoirs. Nématzadé a négligé de les faire. Trois fois consécutives. Il sera renvoyé s’il ne les remet pas le lendemain.

Entre-temps, un élève entre en retard dans la classe.

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Dès l’ouverture du film de Rankin, un plan séquence révèle une école. À travers les fenêtres, on distingue des enfants agités, faisant tout un raffut dans leur classe, dans l’attente de leur professeur qui est en retard.

Scène suivante : le professeur gravit les escaliers externes de l’école et pénètre dans la classe d’immersion.

Il semonce vertement les élèves.

Entre-temps, un élève, Omid, entre en retard dans la classe.

Une fois Omid installé, le professeur lui demande de lire la phrase écrite en français au tableau. L’élève déclare en être incapable : il s’est fait voler ses lunettes par une dinde! Le professeur lui rétorque avoir écrit à trois reprises à son père pour lui demander d’acheter de nouvelles lunettes à son fils.

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De la belle citation. J’y ai vu un hommage teinté d’humour que rend Mathieu Rankin au célèbre cinéaste Abbas Kiarostami.

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La Dèche d’Akim Gagnon : son feuilleté discursif

La dèche

Le héros de cette autofiction aime les œuvres d’art, la bibine, la musique et les verbes d’action. Se crinquer le pinson; s’autofaire l’amour; se polir un peu le pion; arroser le bout de [s]on pipeau; faire couler [sa] sauce gribiche; se vider les gosses; s’affuter l’opinel; faire cracher le venin au python; [s]’éplucher le panais dans les buissons; elle croit que je me crosse dans un parc; me masturber dans les toilettes (7 occurrences); Elle aura tout le luxe de se rouler la bille; planter ta mère (2); gagner le jackpot à la loto en même temps qu’il se faisait sucer; essayer de ne pas déféquer dans mon pantalon; [se] faire élargir le trou sombre en prison;  je suis sur le bord de chier dans mes culottes; ça bande (1 fois); ça se crosse (8 ); ça chie (16) et ça pisse (21). Il y a des crosseurs (4).

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